Il faut prendre un instant pour mesurer pleinement le caractère délirant de cette statistique. Soixante-deux personnes, ce n’est même pas suffisant pour remplir un restaurant ou une petite salle de spectacle. Pourtant, ensemble, ces soixante-deux personnes détiennent plus de pouvoir que la moitié de la population planétaire. Qui aurait cru que cinq ans après le mouvement Occupy, l’emblématique 1 % serait à ce point « trop généreux » pour illustrer la répartition réelle de la richesse mondiale ?
Le rapport d’Oxfam est sans équivoque. On assiste au retour d’inégalités qu’on croyait avoir endiguées avec l’avènement de l’État-providence, et même pire. La mondialisation et l’intégration des marchés internationaux, la libéralisation accrue des échanges commerciaux et la financiarisation de l’économie favorisent les plus riches, appauvrissent les gens ordinaires et détruisent les mécanismes de redistribution de la richesse. Il s’agit d’ailleurs des deux extrémités d’un seul balancier : la majorité de la population voit ses conditions de travail et de vie devenir toujours plus précaires parce que les grandes corporations et leurs dirigeants accumulent des richesses pharaoniques, qui ne cessent de croître.
Mondialisation et dépossession
La Confédération syndicale internationale indiquait récemment qu’à elles seules, 50 sociétés multinationales, dont Samsung, McDonald et Nestlé, détiennent désormais une richesse cumulée de 3400 milliards de dollars américains, ce qui leur conférerait largement le pouvoir de réduire les inégalités en offrant des emplois décents, pour autant qu’elles le veuillent. Or il n’en est rien. Au lieu d’investir une partie de leurs profits pour améliorer les conditions de travail de la main-d’œuvre, ces sociétés exploitent au contraire un bassin de « main-d’œuvre cachée », composé d’environ 116 millions de personnes, la plupart issues des pays du Sud, où l’on exporte la production industrielle et manufacturière des pays développés pour produire au rabais.
Au printemps dernier, l’ONU tirait d’ailleurs la sonnette d’alarme à ce sujet dans une étude sur les conditions socioéconomiques des femmes à travers le monde. Sans surprise, ce sont elles qui, partout, occupent les emplois les plus précaires et subissent le plus d’abus. Mais bien sûr, ce constat s’étend à l’ensemble de la population. Dans les pays du Sud, les salaires, déjà dérisoires, subissent constamment des pressions à la baisse, les violations des droits de la personne augmentent, tout comme la détresse des gens. Ainsi, pendant que les classes moyennes se désagrègent en Occident, les travailleuses et les travailleurs des pays en voie de développement sont contraints de travailler dans des conditions qui ne sont pas très loin de l’esclavage.Cela nous démontre bien que partout, les travailleurs n’ont fait que perdre au jeu de la mondialisation, pendant que les plus riches, eux, en ont profité.
Quelle « juste part » ?
Curieusement, les élites politiques et économiques s’emploient chaque jour à nous convaincre malgré tout que les grandes corporations sont les bienfaitrices de nos sociétés. La seule présence de quelques sièges sociaux sur un territoire donné, afin d’assurer une poignée d’emplois, constituerait un service rendu à la collectivité, justifiant les largesses dont elles bénéficient en matière fiscale.
Pour ceux qu’il ne faut plus convaincre que ces privilèges sont infondés, et qu’ils privent les États de revenus dont ils auraient bien besoin pour continuer à assumer leur rôle de gardien du bien commun, une question se pose très sérieusement : comment en est-on arrivé là ? Et surtout : comment revenir sur les privilèges fiscaux accordés aux grandes fortunes, alors que l’on sent littéralement la terre et les marchés boursiers trembler, dès que l’on parle de resserrer un peu la vis ?
Pour beaucoup, envisager de faire marche arrière relève carrément de l’utopie. Difficile, en effet, de songer à retirer des droits à ceux qui dictent les règles du jeu et bénéficient toujours de l’oreille attentive du législateur, lorsque vient le temps de défendre leurs intérêts. Voilà le véritable défi : le phénomène de l’érosion de l’assiette fiscale corporative, que l’on observe dans à peu près tous les pays du monde, se produit en toute légalité. En effet, pourquoi violer la loi si les régimes fiscaux sont taillés sur mesure pour répondre aux exigences des entreprises multinationales ?
La loi sur mesure
L’OCDE reconnaît l’érosion de la base fiscale corporative comme un problème alarmant et urgent, partout dans le monde. Dans un volumineux rapport paru en 2015, l’organisation dressait la liste des pratiques de « planification » qui provoquent cette érosion inquiétante. Les entreprises ont accès à des stratagèmes leur permettant de minimiser leurs redevances fiscales dans tous les pays où ils font affaire, et de rapatrier leurs profits en échappant à tout prélèvement, ou presque.
Ces aménagements corporatifs ne sont pas motivés par des raisons économiques. Elles ne procurent aucun avantage commercial, elles sont neutres sur le plan comptable, mais elles permettent de réduire le taux effectif d’imposition des contribuables corporatifs qui œuvrent dans plus d’un champ d’activité.
Par ailleurs, la mondialisation économique a donné lieu à une véritable concurrence fiscale entre les États, qui utilisent désormais leurs régimes d’imposition comme des appâts pour les investisseurs. De plus, les conventions fiscales entre différents pays ont explosé au cours des vingt dernières années, afin de coordonner les avantages fiscaux offerts aux entreprises pour assurer une concurrence « saine » entre les États.
Une base fiscale fantôme
La proportion occupée par la sphère financière dans l’économie mondiale a atteint des proportions déraisonnables. Les leçons de la crise de 2008 ont, semble-t-il, été vite oubliées. L’industrie et le commerce numériques explosent, avec des géants comme Facebook et Amazon. Or, ces entreprises, dont on dit qu’elles incarnent « l’économie de l’avenir », ne tirent pas leurs profits de leur main-d’œuvre, mais de l’activité et des données de leurs usagers. Ainsi, les sources de création de valeurs se dématérialisent, et toute une strate de la population — les travailleurs — se voit privée d’accès à un moyen de subsistance. Mais plus encore, les États se voient ainsi confisquer des revenus essentiels pour financer leurs institutions et assurer le bien-être de leur population.
D’un côté, les ponctions sont plus faibles auprès des salarié-es et de la classe moyenne qui gagnent moins d’argent, et les grandes entreprises, qui elles s’enrichissent, continuent de bénéficier de sauf-conduits fiscaux grâce auxquels ils abritent leur fortune. Or, une question se pose très sérieusement : qui, à l’avenir, financera nos institutions et nos mesures de solidarité sociale, si les travailleurs n’ont plus de salaires, et si non seulement on laisse les fortunes échapper à l’impôt, mais que la base fiscale elle-même disparaît ?
Cela nous révèle que l’évitement fiscal et le capitalisme mondialisé, dans tout ce qu’il a de plus sauvage et destructeur, sont en réalité les deux lames d’un même ciseau. Elles travaillent ensemble à tailler en pièces tous les mécanismes de redistribution de la richesse et les instruments de solidarité sociale ; elles dépossèdent progressivement les travailleurs et les gens ordinaires, tout en consolidant les privilèges de la classe dominante.
Les paradis fiscaux sont comparables à de « super lessiveuses », d’immenses « machines à laver » qui acceptent l’argent de toutes les couleurs et qui lessivent d’impôt les profits des entreprises multinationales, des banques, ou des services financiers. Dans les paradis fiscaux, qui ont pour nom la Barbade, les îles Caïman, l’Irlande, le Luxembourg ou les Bermudes, la fortune de votre tante millionnaire dort paisiblement aux côtés de « l’argent sale » des barons de la drogue, des dictateurs ou des organisations terroristes.
Ces « super lessiveuses », qui lavent plus blanc que blanc l’argent souillé de toutes les provenances, ne connaissent jamais de répit. Les paradis fiscaux rivalisent d’ingéniosité pour contourner le fisc, enrichir encore davantage les mieux nantis et appauvrir, du même coup, les États et les gouvernements. Selon le Fonds monétaire international (FMI), cinquante pour cent des capitaux qui circulent sur la planète transiteraient par ces « machines à laver » géantes que sont les paradis fiscaux. Le Tax Justice Network, une organisation qui dénonce les paradis fiscaux, estime entre 21 000 et 32 000 milliards de dollars les montants placés à l’abri de l’impôt. Les entreprises canadiennes et les Canadiens les plus riches y détiennent l’équivalent de 200 milliards de dollars. Ce sont là les chiffres officiels, mais ils sous-estiment largement la réalité.
Par définition, un paradis fiscal, c’est un royaume secret, comme l’explique Alain Deneault, chercheur au Réseau pour la justice fiscale et auteur de trois ouvrages sur les paradis fiscaux, dont le dernier, Une escroquerie légalisée. Précis sur les paradis fiscaux,vient de paraître aux éditions Écosociété : « Un paradis fiscal, c’est avant tout un pays où le taux d’imposition est presque nul et qui rend possible, sur le plan fiscal, ce qui est interdit ici au Canada. C’est un lieu où le secret bancaire est absolu. Impossible de savoir qui détient des comptes et ce qu’ils contiennent. Enfin, c’est un pays où des sociétés écrans, comme des filiales de compagnies canadiennes, ne mènent aucune activité substantielle. Elles n’existent que pour contourner les lois fiscales en vigueur ici. »
À chacun son paradis
« Avec le temps, les paradis fiscaux se sont spécialisés, ajoute Alain Deneault, ce sont des endroits où on enregistre une activité, mais où, en réalité, rien ne se passe. Ils sont comme les boutiques d’un centre commercial, chacune a sa propre spécialité : dans les domaines bancaire, pharmaceutique, énergétique, dans les assurances, les mines ou la haute technologie. On ne fait pas aux îles Marshall ce qu’on fait à la Barbade. »
La présence de ces « législations de complaisance »,comme il les appelle, donne lieu à des aberrations. « Le plus grand producteur de bananes au monde, c’est l’île Jersey… où, bien sûr, aucune banane ne pousse. Le deuxième endroit où les Canadiens ont le plus investi, 72 milliards de dollars, c’est la Barbade, un pays de la taille démographique de la ville de Gatineau. Aujourd’hui, les administrateurs des grands groupes ne se demandent plus si ce qu’ils veulent faire est légal. Ils n’ont qu’à enregistrer ce qu’ils comptent faire dans une législation où cela devient possible en toute légalité », poursuit le chercheur. Les « législations de complaisance » ont été créées pour contourner les règles que nous avons mis des siècles à nous donner pour civiliser l’activité économique.
Des pays sans lois ni règles
Pour accueillir les entreprises étrangères qui veulent se soustraire aux lois en vigueur dans leur pays, on a créé les zones franches et les ports francs. Les zones franches sont les paradis fiscaux du travail, l’endroit où les êtres humains sont transformés en bêtes de somme. Aucune loi n’y protège la santé des travailleuses et des travailleurs, les enfants peuvent y travailler pour des filiales d’entreprises canadiennes à un salaire d’un dollar par semaine.
Les ports francs comme la République de Malte ou le Panama ont été conçus pour accueillir les deux tiers des navires marchands de la planète qui veulent se soustraire aux lois internationales sur le transport maritime et l’environnement. L’ex-premier ministre du Canada, Paul Martin, propriétaire de l’entreprise Canada Steamship Line, utilisait à fond les ports francs pour contourner les lois en vigueur ici, comme le rapporte la fiscaliste Brigitte Alepin dans son ouvrage Ces riches qui ne paient pas d’impôts, publié aux Éditions du Méridien.
Le Canada encourage la fraude fiscale
« Il faut dire que le Canada est un pionnier dans la création de paradis fiscaux, soutient le professeur Deneault. Le Canada a contribué à mettre en place plusieurs législations (Bahamas, îles Caïmans, Jamaïque et Barbade) qui permettent aujourd’hui à “l’establishment canadien” de ne pas payer sa juste part d’impôt. Des pays comme la Barbade, où des ententes fiscales permettent aux entreprises canadiennes “d’investir”, par l’entremise de leurs filiales, et de soustraire à l’impôt des sommes pharaoniques. » Sur les huit endroits, à l’étranger, où les Canadiens ont le plus “investi” en 2012, cinq sont des paradis fiscaux bien connus. En légalisant les échappatoires fiscales, le Canada est devenu le parfait complice de ses propres malheurs.
Le Canada perdrait, en effet, près de 80 milliards de dollars par année en évasion fiscale de toutes sortes et les paradis fiscaux seraient grandement responsables de ce manque à gagner. Étrangement, le Canada ne craint pas de s’afficher aux côtés des pays qui rendent possibles l’évasion et l’évitement fiscal. Notre pays partage son siège à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international (FMI) avec douze paradis fiscaux, dont onze des Caraïbes. Le Canada parle en leur nom. Cette complicité rend le Canada presque muet. Il faut dire que le Canada est lui-même un paradis fiscal pour les entreprises minières. Il accueille 75 % des sociétés minières mondiales, parce qu’il leur offre des avantages réglementaires qu’on ne trouve pas ailleurs.
Conséquences pour les États et les populations
Selon Pierre Patry, trésorier de la CSN, « le lobby des multinationales a amené les gouvernements à agir à l’encontre des intérêts des citoyennes et des citoyens qu’ils représentent. Quand on perd des milliards de dollars, c’est de l’argent qu’on ne met pas en éducation, en santé, qu’on ne met pas dans le développement économique ni dans la protection de l’environnement, alors qu’on coupe dans l’aide sociale, dans les écoles et ainsi de suite. Ça amène les gouvernements à avoir des comportements tout à fait contraires à l’intérêt public alors qu’ils sont là pour défendre l’intérêt public. »
Les sommes colossales qui échappent aux gouvernements ne pourront jamais servir au bien-être des millions de Canadiennes et de Canadiens qui, eux, paient leur juste part d’impôt. Les gouvernements manquent cruellement de revenus, malgré le fardeau fiscal qu’ils imposent à la classe moyenne. Contrairement à ce qu’on tente de nous faire croire, nos gouvernements n’ont pas un problème de dépenses, mais un problème de revenus.
Pour André Lareau, professeur de droit fiscal à L’Université Laval, il est clair que « les gouvernements sont à peine capables de suffire aux dépenses obligatoires. On a un problème de revenus, parce que les gouvernements n’arrivent pas à mettre la main sur l’argent qui leur échappe ».
« Tous les jours, nous payons le prix des paradis fiscaux, soutient Alain Deneault. Quand tu attends l’autobus 40 minutes à moins 20, c’est à cause des paradis fiscaux. Quand tu attends un an et demi pour une intervention chirurgicale urgente, quand il n’y a plus de savon dans les toilettes des hôpitaux et qu’on fait disparaître un concierge sur deux dans les commissions scolaires, c’est aussi à cause des paradis fiscaux. »
En fait, nous sommes devenus des usagers payants de nos services publics qui se détériorent, faute d’argent. La classe moyenne est de plus en plus seule à financer les services essentiels à la base de notre qualité de vie. Faute d’argent, l’État sabre les programmes sociaux pour équilibrer son budget et rembourser sa dette à des banques qui, elles, ne paient pas d’impôt et utilisent à fond les paradis fiscaux.
Enjeux économiques majeurs
Pour la fiscaliste Brigitte Alepin, « les paradis fiscaux menacent le système économique, perturbent la circulation des capitaux, contribuent à accentuer les inégalités et la stagnation économique. Ils créent une concurrence déloyale entre les entreprises qui respectent la loi et celles qui l’enfreignent. C’est un fléau qui ébranle l’équilibre économique en profondeur ».
« Là où j’ai un méchant problème moral, dit le professeur André Lareau, c’est quand le Canada permet aux entreprises canadiennes établies dans les paradis fiscaux de rapatrier leurs profits ici libres d’impôt, alors que le petit cordonnier du coin, lui, paie tous ses impôts. J’ai un problème parce que c’est là une compétition déloyale à laquelle le Canada donne sa bénédiction. »
« L’État est devenu édenté face au grand capital, ajoute Alain Deneault. Il n’est puissant que pour contraindre les plus faibles, notamment la classe moyenne. » Un propos que partage Brigitte Alepin : « Le Québec a ses fraudeurs convenus, les catégories qui statistiquement se font le plus prendre sont l’industrie de la construction, la PME, la restauration, le commerce du tabac, les travailleurs autonomes. On aime mieux cibler les petits et ignorer les délits économiques des mieux nantis. Si le fisc voulait s’en donner la peine, il récupérerait des sommes colossales. »
Cet éléphant qu’on ne veut pas voir
Comme le souligne avec humour le journaliste économique Gérald Fillion, l’évitement fiscal et le recours aux paradis fiscaux, « c’est l’éléphant dans la pièce qu’on fait semblant de ne pas voir, par aveuglement volontaire ».
Le recours aux paradis fiscaux n’est pas légal, il a été légalisé par les gouvernements. On a rendu légal quelque chose qui n’aurait jamais dû l’être. Il existe une très grande différence entre légalité et moralité.
Quand Philippe Couillard place des avoirs dans une banque aux îles Jersey pour économiser de l’impôt, quand Pierre Karl Péladeau permet à Québecor d’utiliser ses filiales dans des paradis fiscaux pour réduire l’impôt de son entreprise, quand François Legault avoue avoir géré Air Transat en créant des filiales à la Barbade, tout cela est légal, mais est-ce pour autant moral ?
Lorsque Jim Flaherty, ex-ministre des Finances fédéral sous le gouvernement Harper, a créé un conseil consultatif sur la fiscalité, et nommé de grandes banques et des multinationales canadiennes pour y siéger, il leur a confié le rôle de définir ce qui était bon… pour elles-mêmes. C’est ainsi que l’oligarchie financière en arrive à dicter aux politiciens la marche à suivre. Pareille collusion entre le pouvoir et l’argent est-elle morale ?
Il faut dire que sans la collaboration des comptables, des avocats et des fiscalistes, le détournement fiscal sous toutes ses formes et à grande échelle serait absolument impossible.
Des solutions, mais lesquelles ?
La lutte contre les paradis fiscaux n’est pas chose facile, selon le professeur André Lareau : « Il y a tellement de recettes et de méthodes pour frauder le fisc en utilisant les paradis fiscaux, qu’aucun gouvernement n’est encore en mesure d’éliminer le fléau de l’évasion fiscale. C’est difficile de contrôler ce qu’on ne voit pas, mais ça prend un consensus planétaire pour régler le problème. Les gouvernements ne font que semblant de s’attaquer au problème. »
Alain Deneault va plus loin : « Il faut rendre révolu le système actuel, revoir complètement le pacte social, le rôle des institutions et le sens des lois. Obliger les entreprises à déclarer leurs activités pays par pays. Rendre obligatoire la divulgation des vrais propriétaires d’entreprises, obliger les comptables à rendre des comptes et sanctionner les intermédiaires qui aident les fraudeurs. »
Pour lutter contre l’évasion fiscale et la fraude fiscale, l’OCDE suggère de remettre en question toutes les conventions fiscales mises en place par de nombreux pays.
« Aux yeux de la CSN, ajoute Pierre Patry, ce qu’il faut retenir, c’est que plus il y a d’argent qui va dans les paradis fiscaux, moins il y en a qui rentre dans les coffres de l’État, et moins l’État est capable d’assumer ses responsabilités. Et qui d’autre mieux que l’État peut préserver nos acquis sociaux ? Ce qu’il faut, c’est resserrer les règles pour que l’évitement fiscal devienne impossible et surtout être plus sévère envers les fraudeurs. »
L’impôt et les entreprises
L’épreuve des faits
Les entreprises affirment qu’elles paient trop d’impôt.
Faux, répond Pierre Patry, trésorier de la CSN. « Au fédéral, l’impôt sur les bénéfices des entreprises a fondu de moitié depuis le début des années 2000. À l’époque, elles étaient imposées à 29 % sur leurs bénéfices, aujourd’hui on est rendus à 15 %, un peu comme au Québec. Elles paient donc la moitié moins d’impôt qu’il y a une quinzaine d’années. Elles ne sont pas surimposées, bien au contraire. Malgré ces baisses d’impôt, elles ne se sont pas privées de faire de l’évitement fiscal et d’investir massivement dans les paradis fiscaux. »
Partout sur la planète, les taux d’imposition des entreprises sont en chute libre. Les paradis fiscaux créent une concurrence malsaine et obligent les pays industrialisés à diminuer au maximum l’effort fiscal des entreprises.
Les entreprises prétendent que les économies d’impôt réalisées dans les paradis fiscaux sont réinvesties ici afin de créer de l’emploi.
Faux, rétorque le sociologue Éric Pineault. « En 2009, les grandes entreprises canadiennes comptaient à leur actif un bas de laine de 400 milliards de dollars en placements bancaires, cinq fois l’équivalent du budget du gouvernement québécois (aujourd’hui, on estime à 630 milliards de dollars ces dépôts bancaires placés en grande partie dans des paradis fiscaux). Des réserves qui n’ont cessé d’augmenter avec la baisse de l’impôt aux entreprises. Des capitaux qu’elles n’utilisent pas pour moderniser leurs installations ou créer de l’emploi. »
Selon le chercheur Alain Deneault, du Réseau pour la justice fiscale, la preuve que les entreprises gardent pour elles tout cet argent c’est que « le taux de chômage au Canada est stable depuis des années, les emplois sont plus précaires et moins bien payés et les salaires stagnent depuis des décennies. Et quand ces mêmes entreprises investissent, ce n’est pas à Lévis, c’est dans les zones franches du travail, là où l’exploitation des travailleurs se pratique à grande échelle. Celles-là mêmes qui sont responsables de la disparition des sites ouvriers de l’Est de Montréal ».
Les gens fortunés et les grandes entreprises vont déménager si on leur demande de payer leur juste part d’impôt.
Faux, selon le FMI, puisque le Canada pourrait augmenter de 15 % le taux minimal d’imposition des Canadiens les plus riches, sans provoquer de fuites de capitaux. L’organisme soutient que la baisse de l’impôt des entreprises n’est pas la solution, le taux de taxation des entreprises est déjà un des plus bas.
Que font les entreprises avec les milliards économisés en impôt dans les paradis fiscaux ?
Elles rétribuent grassement leurs administrateurs et leurs actionnaires et placent leurs énormes profits dans les banques, le plus possible à l’abri de l’impôt.
Il y avait longtemps qu’on avait vu une manifestation telle que celle du Front commun qui rassemblait quelque 150 000 personnes dans les rues de Montréal le 3 octobre dernier. Jamais on n’avait vu un mouvement de grève rallier 400 000 travailleuses et travailleurs à la grandeur du Québec.
L’exercice du droit de grève des salarié-es du secteur public a été l’aboutissement d’une mobilisation mise en œuvre il y a plus d’un an. Les membres des quatre fédérations du secteur public de la CSN (Fédération des employées et employés de services publics, Fédération de la santé et des services sociaux, Fédération des professionnèles, Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec) se sont alors mis en action pour soutenir les négociations. Plans d’action sectoriels, activités de mobilisation régionales aux quatre coins du Québec, manifestation nationale du 3 octobre dernier, exercice du droit de grève : tout a été mis en œuvre afin de démontrer au président du Conseil du trésor, Martin Coiteux, la détermination des travailleuses et des travailleurs à améliorer leurs conditions de travail, à maintenir la qualité des services publics et à en défendre l’accessibilité.
De nombreuses équipes de travail de la CSN ont été mises à contribution, particulièrement celles du Service d’appui à la mobilisation et à la vie régionale, pour construire une telle mobilisation. « De Gatineau à Havre-Saint-Pierre, de Sherbrooke à Kuujjuarapik en passant par Rouyn-Noranda, de Saguenay à Chibougamau, de Québec à Gaspé, dans toutes les villes et les villages du Québec, les membres ont répondu à l’appel, mentionne le président de la CSN, Jacques Létourneau. J’ai été témoin de franche camaraderie, de sourires contagieux, de bras ouverts, de poings levés, de grands élans de solidarité. Mais je n’ai jamais rien vu de comparable à la grève qu’ont menée les travailleuses et les travailleurs du secteur public au cours de l’automne. »
En parcourant les lignes de piquetage, Jacques Létourneau a également pu constater concrètement la solidarité de la population. « Jamais je n’avais senti un appui aussi fort de la population, qui nous le témoignait en klaxonnant ou tout simplement en s’arrêtant pour discuter avec nous. Ce que nous ont dit les gens, c’est qu’ils comprenaient l’importance de notre lutte. Ils comprenaient que nous nous battions pour maintenir des services publics accessibles et de qualité et que, pour y arriver, nous devions améliorer les conditions de travail des travailleuses et des travailleurs qui y sont dévoués. » Cet appui s’est d’ailleurs reflété dans unsondage réalisé à l’automne pour leJournal de Montréal et le journalLe Devoir, qui indiquait que 64 % de la population croyait que le gouvernement gérait mal les négociations en cours. Elle appuyait les syndicats dans une proportion de 51 %, contre 28 % seulement pour le gouvernement.
Place à la négociation
C’est grâce à ce puissant rapport de force que le Front commun a pu déposer, le 18 novembre dernier, une contre-proposition afin de débloquer les impasses aux tables de négociation. De plus, pour démontrer sa bonne foi et le sérieux de sa volonté de laisser toute la place à la négociation, ce qui permettrait de convenir d’une entente dans les meilleurs délais, le Front commun annonçait le report de certaines journées de grève. L’espace créé a favorisé l’intensification des travaux et un changement de ton dans les discussions. Pour la première fois en un an, le gouvernement s’est véritablement mis en mode négociation. Toutefois, Francine Lévesque, vice-présidente de la CSN, avait prévenu que « le report des journées de grève pourrait s’avérer de courte durée si l’on ne constatait aucun mouvement significatif de la part du gouvernement aux tables de négociation ». Puisque des blocages importants subsistaient, tant aux tables sectorielles qu’à la table centrale, notamment sur les conditions de travail, les salaires et le régime de retraite, le Front commun annonçait la tenue d’une journée de grève nationale le 9 décembre. « Les négociations ne doivent pas seulement s’intensifier, elles doivent mener à des réponses concrètes aux demandes que nous avons déposées et, ultimement, à une convention signée », ajoutait madame Lévesque.
Pour signifier leur appui à la négociation, les membres du secteur public ont poursuivi leur mobilisation en menant de nombreuses actions dans les jours qui ont précédé la grève nationale. Ils ont notamment organisé des lignes de piquetage le 2 décembre et des actions de perturbation locales se sont tenues en collaboration avec nos partenaires du Front commun. De plus, tous les moyens de pression déjà en place dans les établissements du réseau de la santé, des services sociaux, de l’éducation et des organismes gouvernementaux se sont poursuivis.
Afin d’isoler Martin Coiteux au sein du caucus libéral, le Front commun a également lancé une chasse aux députés libéraux au cours des dernières semaines de l’automne. « Il n’était pas normal que les députés du Parti libéral puissent participer à des rencontres publiques sans nous trouver sur leur chemin pour leur rappeler que l’arrogance et l’insensibilité de Martin Coiteux nuisaient à l’ensemble de la population du Québec, indique la responsable de la mobilisation au comité exécutif de la CSN, Véronique De Sève. De nombreuses rencontres ont ainsi été perturbées. Le Front commun a même empêché Martin Coiteux de prendre la parole devant la Chambre de commerce de Sainte-Catherine, en Montérégie, et à quelques reprises devant celle de Montréal. Nous avons toujours cru que notre mobilisation devait être forte dans l’ensemble des régions du Québec. Grâce à la mobilisation des membres du secteur public, au travail soutenu de l’ensemble des équipes régionales de la CSN et à l’appui sans réserve des élu-es des fédérations et des conseils centraux de la CSN, nous avons pu établir tout un rapport de force. »
Au final, l’extraordinaire mobilisation des membres du Front commun aura forcé Martin Coiteux à sortir du cadre financier qu’il voulait imposer à cette négociation, permettant ainsi des gains significatifs pour l’ensemble des travailleuses et des travailleurs du secteur public.
Au terme d’une mobilisation historique, le Front commun a convenu d’une entente de principe avec le Conseil du trésor en vue du renouvellement des conventions collectives de 400 000 travailleuses et travailleurs du secteur public. Entretien avec le président de la CSN, Jacques Létourneau, et la vice-présidente responsable des négociations du secteur public, Francine Lévesque, pour faire le point sur le dénouement de cette longue négociation qui a amené Québec à sortir de son cadre financier.
Le11 septembre 2014, accompagné de son ministre de la Santé et des Services sociaux, Gaétan Barrette, et d’Yves Bolduc, alors à l’Éducation, le président du Conseil du trésor, Martin Coiteux, avait convoqué à Québec les dirigeants du Front commun pour mettre la table à l’approche des négociations du secteur public.
« Tout y était !, se rappelle Jacques Létourneau. “Rigueur” budgétaire, optimisation des ressources, amélioration de l’efficience dans l’organisation du travail… Martin Coiteux nous expliquait comment il voulait “repenser l’État” et arrimer nos conventions collectives avec les énormes restructurations que le gouvernement planifiait pour les réseaux de la santé et de l’éducation. On est sortis de là plus convaincus que jamais qu’une forte mobilisation des travailleuses et des travailleurs du secteur public serait essentielle pour stopper la volonté du gouvernement libéral de procéder à des attaques sans précédent à leurs conditions de travail dans une logique de démantèlement de l’État social.Le15 décembre suivant, les négociateurs du Conseil du trésor déposaient les offres du gouvernement au Front commun : gel salarial de deux ans, 1 % d’augmentation pour chacune des trois années suivantes, en plus de diverses modifications au régime de retraite qui auraient toutes contribué à diminuer de façon importante les rentes des retraité-es de l’État. »
Les libéraux ne comptaient pas s’arrêter là. L’ampleur des reculs exigés allait être constatée quelques jours plus tard aux différentes tables sectorielles, où l’ensemble des conditions de travail autres que la rémunération sont négociées.
« Mobilité, flexibilité et disponibilité de la main-d’œuvre :le gouvernement voulait permettre aux employeurs de faire ce qu’ils voulaient avec leurs employé-es, explique Francine Lévesque. Le gouvernement voulait multiplier les horaires atypiques, abolir les heures supplémentaires au cours d’une journée, imposer des semaines de travail sur six jours, forcer les gens à aller travailler à des centaines de kilomètres de leur lieu de travail actuel, restreindre l’accès à l’assurance invalidité et, tant qu’à y être, s’attaquer à la sécurité d’emploi. Des reculs de 20, voire 30 ans pour nos conditions de travail. »
« Cette volonté de charcuter des pans entiers de nos conventions collectives doit être remise dans son contexte : le projet de loi 10 dans le réseau de la santé et des services sociaux, dont la fusion de dizaines et de dizaines d’établissements aux vocations diverses, et la valse-hésitation quant aux réformes à apporter pour le réseau de l’éducation. Ces attaques, si elles s’étaient concrétisées, auraient permis aux gestionnaires des nouveaux établissements hyper centralisés de nous faire travailler quand ils veulent, où ils veulent et comme ils veulent, sans aucun égard à notre autonomie professionnelle ou à nos contraintes personnelles ou familiales », poursuit madame Lévesque.
« On ne prétendra jamais que la préservation d’acquis constitue un gain, mais lorsqu’on regarde l’étendue des demandes patronales que nous sommes parvenus à contrer, on peut certainement se réjouir », enchaîne Jacques Létourneau.
Entente de principe
L’entente de principe intervenue le 17 décembre derniercomporte des augmentations salariales moyennes de 7,65 % en 5 ans, auxquelles s’ajoutent des montants forfaitaires totalisant 1,5 % du salaire moyen (par ETC, ou équivalent temps complet). En 2019, d’importants changements à la structure salariale seront apportés et résulteront par des augmentations salariales moyennes de 2,4 %.
ate des années 1960, précise Francine Lévesque. Au fil du temps, de nombreuses incohérences s’y sont installées. Pour un même rangement, on peut retrouver jusqu’à dix échelles différentes pour autant de titres d’emploi qui ont une valeur équivalente. Pourtant, le salaire à l’entrée diffère, le salaire au sommet de l’échelle varie, même le nombre d’échelons est différent. Alors que la logique voudrait que les salarié-es appartenant à un même rangement puissent bénéficier du même traitement salarial. Voilà pourquoi nous avons accepté de procéder à ces travaux et de conclure une entente à cet effet : afin d’établirune structure salariale plus équitablepour l’ensemble des travailleuses et des travailleurs du secteur public. » Ainsi, en 2019, chaque rangement sera dotéd’une nouvelle échelle salariale unique. L’ensemble de cette nouvelle structure sera rehaussé de 2,5 %. Pour 68 % des travailleuses et des travailleurs,l’intégration dans la nouvelle structure salarialerésultera par des augmentations supérieures à 2 % pour cette année.
« Bien sûr, on peut se poser la question suivante : pourquoi quelqu’un bénéficierait-il d’une augmentation de 5 % alors qu’un autre n’aurait que 1,5 % ? La question est légitime : elle est à l’image des incohérences d’une structure salariale qui date de nombreuses années et qui était donc elle-même inéquitable », explique Francine Lévesque.
Régime de retraite
En 2019, l’âge de la retraite sans pénalité actuarielle passera de 60 à 61 ans. « Dans toute négociation, chaque partie doit faire un bout de chemin, souligne Jacques Létourneau. Le gouvernement nous avait clairement fait comprendre qu’aucune entente ne serait possible sans un mouvement de notre part quant à l’âge de la retraite et qu’il prendrait les mesures nécessaires si nous nous y opposions. On sait lire entre les lignes. On a donc tenté deminimiser les impacts par la voie de la négociation : celles et ceux ayant 30 années de service pourront toujours partir à l’âge de 60 ans sans pénalité. Ce sera aussi le cas pour les salarié-es comptant 35 ans de service cotisés. » Quant à la pénalité actuarielle, elle passera à 6 % en 2020. « Il ne s’agit pas d’une concession, précise Jacques Létourneau. C’est le taux qui correspond à l’équilibre entre les salarié-es prenant une retraite anticipée et les autres cotisants. Les chiffres fournis par la CARRA nous l’ont démontré : à 4 %, les salarié-es qui prenaient une retraite anticipée étaient “financés” par les autres salarié-es. Il y avait manifestement un déséquilibre. »
Aux assemblées générales de se prononcer
Alors que les instances de négociation de trois fédérations du secteur public de la CSN (FNEEQ, FEESP, FP) ont choisi de recommander cette entente de principe, une fédération, la FSSS, a plutôt fait le choix de recommander à ses syndicats de la rejeter.
« Il en va de notre vie démocratique en tant que mouvement syndical, reconnaît Jacques Létourneau. Au bout du compte, cette entente de principe appartient aux travailleuses et aux travailleurs : c’est à eux qu’il revient d’en prendre pleinement connaissance, d’en estimer la valeur, de décider si elle est satisfaisante ou non. Quelle que soit leur décision, la CSN sera toujours là pour les appuyer dans leurs luttes. »
« Mais si la CSN et ses partenaires du Front commun ont fait le choix de recommander cette entente de principe, c’est que nous la jugeons satisfaisante dans le contexte où nous l’avons négociée. Ce ne sont pas toutes les composantes du Front commun qui étaient prêtes à poursuivre la grève. Nous croyons que, vu la conjoncture à laquelle nous étions confrontés, nous avons obtenu le maximum possible, tout en évitant que le gouvernement n’utilise la menace d’une loi spéciale. Bien sûr que nous aurions aimé aller en chercher plus. Mais lorsqu’on compare le cadre financier mis de l’avant au départ par le gouvernement avec ce que nous sommes parvenus à négocier, principalement grâce à unemobilisation sans précédentde la part des travailleuses et des travailleurs du secteur public, et pas juste à la table centrale, mais pour l’ensemble des conditions de travail du secteur public, on peut certainement affirmer que les gains sont significatifs. Bien malin est celui qui, l’an dernier, aurait pu prévoir un tel dénouement dans les négociations du secteur public et que nous aurions réussi à défoncer le cadre financier du gouvernement Couillard en obtenant un montant trois fois supérieur à l’offre de départ pour ce qui est de la rémunération globale », affirme le président de la CSN.
Dans le dépôt initial de ses demandes, le gouvernement réservait une mauvaise surprise aux quelque 3000 salarié-es des services publics de Sept-Îles et de Port-Cartier. En effet, on y trouve l’abolition de la prime de 8 % qui leur est versée depuis plus de 40 ans afin de rendre les salaires un peu plus intéressants dans une région qui dépend de l’industrie minière et où le coût de la vie est plus élevé qu’ailleurs au Québec.
Les syndicats de la région se sont mis en mode mobilisation. Le Front commun et le SPGQ ont joint leurs forces afin de rallier l’ensemble de la région contre cette volonté du Conseil du trésor. Des centaines de pancartes bleues, avec le message « Perdre 10 millions dans la région, c’est non », ont été installées partout dans la région. Dix millions, c’est le coût total de cette mesure d’attraction et de rétention. Un montant qui permet aux établissements de demeurer concurrentiels par rapport aux entreprises du secteur privé qui s’arrachent la relève, dès la sortie de l’école.
« Le secteur manufacturier, sur lequel repose notre économie régionale, connaît d’importantes difficultés, souligne le président du Conseil central Côte-Nord CSN, Guillaume Tremblay. Si, en plus, on coupe dans le secteur public, ça va faire extrêmement mal. Même le secteur commercial va en souffrir, car le montant de cette prime, déjà budgété dans le budget familial, retourne directement dans l’économie régionale par la consommation des ménages. » Jean-Pierre Porlier, président du Syndicat des employé-es de soutien du cégep de Sept-Îles (FEESP–CSN) poursuit : « 8 % en moins, ça veut dire plus de 3000 dollars en moins par année dans le budget familial. Plusieurs de nos membres forment une famille avec une autre personne qui travaille aussi dans les services publics. Ça commence à faire un méchant trou. » Guillaume Tremblay ajoute : « C’est carrément un appauvrissement supplémentaire pour nous car, comme tous les autres salarié-es de l’État, on se voit imposer un gel de salaire de deux ans et des augmentations bien en deçà de l’inflation. »
Un sondage mené récemment auprès de 2000 salarié-es démontre d’ailleurs que la moitié d’entre eux songeraient à quitter la région si la prime était retirée. La vice-présidente de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS–CSN), Gisèle Charrette, n’est pas étonnée. « C’est certain que plusieurs vont y penser. Le coût de la vie et pas mal plus élevé ici que, disons, à Québec. Le danger de voir s’aggraver la pénurie de main-d’œuvre est bien réel. »
D’ailleurs, les syndicats FSSS–CSN du réseau public ont réagi rapidement à cette nouvelle mesure d’austérité : en assemblée générale, ils se sont dotés de mandats de grève générale illimitée, en Front commun. Les syndicats CSN sont intervenus dans les instances de leur fédération respective afin de sensibiliser tous les salarié-es à leur situation. C’est ainsi que toutes les organisations de la CSN ont décidé de soutenir cette lutte et d’exiger du gouvernement le retrait de cette demande.
Consensus régional
Pour Guillaume Tremblay, le consensus régional ne fait aucun doute. Tout le milieu socioéconomique craint les impacts économiques du retrait de la prime. Il y a quelques mois, il a rencontré le ministre responsable de la région, Pierre Arcand. « Je lui ai exposé pourquoi la région s’élève en bloc contre une telle décision. Je crois qu’on a eu une bonne écoute de sa part même si rien ne nous permet de penser à ce moment-ci que le gouvernement va changer son fusil d’épaule. Je lui ai demandé pourquoi le gouvernement tenait tant à cette demande. Sa seule réponse a été la nécessité d’équilibrer le budget, et qu’il fallait toutes et tous se serrer la ceinture en ces moments difficiles. Mais on ne baissera pas les bras. La mobilisation est là. On ne lâchera pas. »
Le 7 septembre 2015, jour de la Fête du travail, l’Organisation internationale du travail (OIT) affirmait que le précariat devient la norme dans le monde du travail. Les travailleuses et les travailleurs du secteur public québécois ne font pas exception : la sécurité d’emploi s’érode de plus en plus dans toutes les catégories d’emploi.
Les salarié-es à statut précaire représentent 35,5 % du personnel dans le secteur public, alors que 16 % d’entre eux travaillent à temps partiel. C’est donc dire que 51,5 % des salarié-es n’ont pas de sécurité d’emploi. Pour Eve-Lyne Couturier, chercheuse à l’Institut de recherche et d’information socio-économique (IRIS), « il y a un gros problème avec l’obtention de la permanence dans le secteur public. Pour certaines personnes, la précarité prend la forme de contrats de travail de six mois ou d’un an qui peuvent se renouveler durant 15, voire 20 ans », affirme-t-elle.
Les effets de la précarité d’emploi sont très néfastes pour les travailleuses et les travailleurs, et ce statut comporte des conséquences qui peuvent s’avérer dramatiques : perte d’autonomie professionnelle, incapacité d’entreprendre des projets à long terme, insécurité financière, stress et détresse psychologique. « Lorsqu’on a un emploi précaire, on est beaucoup plus dépendant de la performance à court terme, ce qui crée une pression énorme. Avoir un horizon d’emploi sur le long terme permet de mieux répartir son travail dans le temps et ainsi de mieux gérer son stress. La solution la plus efficace pour régler ce problème serait d’ouvrir davantage de postes permanents », ajoute Mme Couturier.
La chercheuse estime que même si les précaires sont syndiqués et biens défendus par leur syndicat, individuellement, ils ressentent davantage de pression que leurs collègues permanents. « Il est aussi plus difficile de faire valoir ses droits. Un travailleur précaire hésite beaucoup plus à prendre des congés ou à porter plainte lorsqu’il est victime d’une injustice dans son milieu de travail », conclut-elle.
La formation continue dans le réseau collégial
Les enseignants de la formation continue donnent des cours le soir et sont souvent livrés à eux-mêmes. Pour Isabelle Bouchard, enseignante au cégep de Jonquière, « le secteur de la formation continue carbure à la précarité, on n’y trouve presque pas d’enseignants permanents ». À une certaine époque, les chargé-es de cours se servaient de la formation continue comme revenu d’appoint et travaillaient à temps plein ailleurs. Cette tendance s’est inversée. « L’étude que nous avons récemment réalisée démontre que 50 % des enseignants de la formation continue sont les mêmes profs précaires qu’on retrouve au régulier », confirme Isabelle Bouchard.
Les chargé-es de cours de la formation continue ne sont payés que pour leur enseignement. « Lorsqu’ils assistent à des réunions, ils sont payés de différentes façons, parfois on paie leur lunch ou on leur donne des jetons échangeables contre de l’argent. Les employeurs considèrent cette pratique comme de la rémunération. C’est scandaleux ! », s’indigne l’enseignante.
Précarité rime avec incertitude et stress. Les chargé-es de cours vivent cette pression chaque début de session. « Souvent, les enseignants se font appeler la veille pour donner un cours le lendemain. S’il n’y a pas assez d’étudiants qui restent inscrits au cours, on ne le rappelle pas. Il aura tout préparé pour rien, sans être payé », déplore-t-elle.
À la lumière des offres salariales qu’il a déposées aux 540 000 travailleuses et travailleurs du secteur public québécois, il est difficile de croire qu’il considère le travail de celles qui, encore plus que les hommes, portent à bout de bras les services à la population.
Déjà confrontés à un retard de rémunération globale de 7,6 % par rapport à l’ensemble des salarié-es québécois, les travailleuses et les travailleurs du secteur public se voient proposer un gel salarial de deux ans et des modifications importantes au RREGOP qui retarderont leur admissibilité à la retraite et diminueront leur rente.
« L’austérité libérale semble s’acharner sur les femmes. Aux multiples compressions annoncées s’ajoutent les offres méprisantes du Conseil du trésor aux travailleuses et travailleurs du secteur public, dont plus de 75 % sont des femmes : un appauvrissement important, maintenant et à la retraite », soutient Francine Lévesque, vice-présidente de la CSN.
Au cours des 25 dernières années, les effectifs dans le secteur public se sont féminisés. Selon les chiffres fournis par le Conseil du trésor, les emplois du réseau de l’éducation étaient occupés à près de 63 % par des femmes en 1990 alors qu’aujourd’hui ce chiffre tourne autour de 73 %. La tendance est la même en santé, avec une augmentation de l’effectif féminin de plus de 5 % entre 1990 et 2012, pour atteindre aujourd’hui 81 %.
Avec ces données sans équivoque sur la place qu’occupent les femmes dans les réseaux publics, Francine Lévesque s’interroge sur les motivations actuelles des libéraux dans le cadre de la négociation en cours. « L’État est le plus gros employeur du Québec. Ne devrait-il pas montrer l’exemple ? Que dit le gouvernement à toutes ces femmes qui choisissent d’enseigner, de prendre soin des citoyens, de travailler auprès des plus démunis ? Et quel message envoie-t-il à l’ensemble de la population québécoise en dévalorisant ces métiers traditionnellement féminins ? »
Secteur public et vie familiale : incompatible ?
À l’automne 2014, des discussions sur l’importance de favoriser l’implantation de nouvelles mesures de conciliation travail-famille-études se sont tenues dans les assemblées des syndicats et dans les instances des organisations qui composent le Front commun. Ainsi, une des revendications syndicales déposées au Conseil du trésor le 30 octobre 2014 l’appelait à mandater les parties patronales nationales (CPN) à mettre en application les solutions concrètes identifiées sur le plan sectoriel concernant la conciliation travail-famille-études et à dégager les ressources nécessaires pour la mise en application de ces solutions.
Un an plus tard, le Conseil du trésor n’a toujours pas répondu à la demande formulée par le Front commun. Toutefois, dans les projets déposés aux tables sectorielles, plusieurs revendications patronales viennent clairement indiquer que la conciliation travail-famille-études ne fait pas partie des préoccupations du gouvernement.
Dans le réseau de l’éducation, le constat est déjà inquiétant. Pour Susie-Anne Lecavalier, secrétaire administrative au cégep du Vieux-Montréal et secrétaire générale du syndicat, les conditions de travail du secteur public qui favorisaient l’accès des femmes à l’emploi se détériorent à une vitesse folle. « Dans certains départements de notre collège, l’augmentation de la charge est bien réelle. Par exemple, à l’encadrement scolaire, un poste a été aboli, une employée est partie à la retraite et une autre a obtenu un poste ailleurs dans le collège. Ces trois salariées n’ont pas été remplacées, si bien que les agentes de bureau toujours à l’emploi de ce département ont vu leur tâche s’alourdir considérablement. Le stress qui accompagne ce surcroît de travail touche tous les membres du personnel, mais il est évident que, lorsqu’en raison d’obligations familiales on ne peut allonger nos heures de boulot, ce stress devient encore plus difficile à gérer. »
Parmi les demandes patronales adressées au personnel de soutien des cégeps, plusieurs attaquent de plein fouet la sécurité d’emploi et augmentent considérablement la précarité des travailleuses et des travailleurs. « Il est évident qu’en tant que mère de famille, je cherche une certaine stabilité d’emploi. Avec ce qui est sur la table présentement, je pourrais désormais voir mon poste aboli en milieu d’année. Et si on ne peut me replacer à l’intérieur de mon établissement, on pourrait m’obliger à accepter un emploi à 200 km de chez moi », ajoute Susie-Anne Lecavalier. La situation est tout aussi préoccupante dans le réseau de la santé et des services sociaux. Plusieurs demandes viennent mettre de sérieux bâtons dans les roues de la conciliation travail-famille-études. Une de celles-ci ouvre la porte à l’instauration d’horaires atypiques, sans entente préalable avec le syndicat, ce qui pourrait entraîner l’imposition d’une plage horaire de 12 heures consécutives.
Caroline Huard, préposée au service alimentaire à l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal, témoigne de l’inquiétude que suscitent ces demandes, particulièrement auprès de celles et ceux qui ont des enfants à charge. « Lorsqu’on entre dans le réseau, on travaille souvent sur des quarts de travail de nuit. Ça a été mon cas il y a 15 ans, lorsque j’ai commencé à travailler à l’hôpital. Comme mère seule, ce n’était pas simple d’organiser mon horaire, mais j’y suis arrivée. Par contre, avec la proposition sur la table actuellement, qui ferait en sorte que l’horaire pourrait sans cesse être modifié, il deviendra très difficile de mener de front vie de famille et vie professionnelle dans le secteur public. »
Toujours à la table sectorielle de la santé, la demande sur la mobilité de la main-d’œuvre, qui est sensiblement la même que celle qu’on trouve dans le cahier patronal des collèges, inquiète également les salarié-es. « Se faire imposer un lieu de travail à 100-150 km de son domicile, c’est insensé ! Cela signifie qu’il faudra lever les enfants à 5 h du matin pour les faire déjeuner… Et qui s’occupera d’eux avant l’ouverture et après la fermeture du service de garde, quand les parents devront faire deux heures de voiture pour aller au travail et en revenir », se demande Caroline Huard.
Ces mesures proposées par les comités patronaux forceront les parents, particulièrement ceux en situation de monoparentalité, à choisir entre un emploi dans le secteur public et une vie de famille.
La négociation : un moment charnière
Pour Susie-Anne Lecavalier et Caroline Huard, comme pour l’ensemble des travailleuses du secteur public, cette négociation est cruciale. C’est le moment d’exiger plus de respect et une valorisation du travail des centaines de milliers de femmes qui se dévouent au quotidien pour offrir des services de qualité. D’ici 2020, le secteur public vivra le plus important renouvellement de main-d’œuvre de son histoire. Afin de relever ce défi colossal, le Québec aura besoin de toutes les forces en présence. Le gouvernement doit mettre fin à la discrimination et s’assurer dès maintenant d’offrir des conditions salariales et de travail décentes pour toutes et tous.
Des conséquences directes se sont fait sentir sur les services offerts à la population ainsi que sur les conditions dans lesquelles des milliers de travailleuses et de travailleurs exercent leur profession. La négociation pour le renouvellement des conventions collectives des salarié-es du secteur public n’échappe pas à ces grandes tendances.
Tant dans les secteurs de l’éducation et de la santé et des services sociaux que dans les organismes gouvernementaux ou dans la fonction publique, les comités patronaux ont tous déposé des demandes de reculs (ou soulevé des « problématiques » menant à des reculs) attaquant directement les conditions de travail des travailleuses et des travailleurs et leur capacité à offrir des services de qualité.
Disponibilité, flexibilité, mobilité
Depuis quelques années, le réseau public fait face à des problèmes grandissants de pénurie et de rareté de main-d’œuvre. Ainsi, le gouvernement voudrait maximiser la disponibilité du personnel en accroissant sa flexibilité et sa mobilité par la révision de certaines clauses des conventions collectives. Par exemple, la partie patronale a formulé une demande visant à permettre aux employeurs d’imposer unilatéralement, sans consultation, des horaires atypiques afin de répondre à ses besoins de main-d’œuvre. La semaine de travail pourrait même être étalée sur « plus de cinq jours ».
Les heures supplémentaires sont également dans la mire du gouvernement. Ce dernier voudrait cesser de payer les heures effectuées après un quart normal de travail en étalant sur une semaine, voire sur une période de paye, le nombre d’heures normales. Ce ne sont que les heures travaillées en surplus sur cette période étalon qui seraient considérées comme supplémentaires. Comme le mentionne Francine Lévesque, vice-présidente de la CSN, le gouvernement « aborde les problèmes complètement à l’envers. La pénurie de main-d’œuvre provoque un surplus d’heures supplémentaires et des excédents de coûts ? Pas de problème, nous dit le gouvernement, on va abolir le paiement des heures supplémentaires après un quart normal de travail. On a de la difficulté à trouver du personnel dans certaines régions ? Abolissons les primes de rétention instaurées pour répondre à ces situations particulières. Ce sont des mesures qui nous ramèneraient 30 ans en arrière. »
Le mirage du privé
Nos services publics ne souffrent pas seulement de leur sous-financement, mais également de leur mal-financement. L’actualité nous a offert son lot d’exemples de gaspillage des deniers publics dans la collusion, la corruption et le copinage. Les effets de la sous-traitance, de l’octroi de contrats en partenariats public-privé et du recours aux agences de placement sont bien documentés : perte d’expertise à l’intérieur de nos réseaux, dégradation de la qualité des services à la population et hausse de coûts pour l’État. Pourtant, le gouvernement persiste encore aujourd’hui dans sa volonté de privatiser notre réseau public : dans le cadre des négociations, le gouvernement souhaite abolir les lettres d’entente qui posent des balises au recours au privé.
Au diable l’autonomie professionnelle
Le mal-financement de nos réseaux publics s’exprime également par une croissance du nombre de cadres supérieure à celle du nombre des personnes salariées. Entre 2003 et 2013, le nombre de cadres dans le réseau de la santé a augmenté de plus de 26 % — une croissance deux fois plus importante que celle des salarié-es. L’importation des modes de gestion du secteur privé a, en effet, entraîné une explosion de l’encadrement et des modes de reddition de comptes. L’implantation dans nos réseaux de la nouvelle gestion publique a provoqué une multiplication des contrôles administratifs du travail des salarié-es. Dans certains cas, jusqu’à un tiers de ce temps de travail est consacré à compiler des statistiques et à remplir une multitude de rapports. Autant de temps de travail qui n’est pas consacré aux services à la population.
Par exemple, dans le réseau de la santé et des services sociaux, les employeurs ont indiqué vouloir poursuivre « leurs processus d’optimisation des ressources », notamment avec des indicateurs permettant de mesurer la durée du bain d’un bénéficiaire.
En éducation, cette tendance se traduit entre autres par une volonté des directions générales de s’ingérer dans la gestion quotidienne du personnel enseignant des cégeps. En effet, depuis 40 ans, les enseignantes et les enseignants de cégep élisent la coordination de leur département et celle de leur comité de programme. Une façon de faire qui assure la collégialité des décisions et qui respecte leur autonomie professionnelle. Les directions de cégep tentent d’y mettre un terme et de nommer elles-mêmes les coordinations.
Trop chère, l’assurance salaire
Les coupes répétitives ont également un effet négatif sur la qualité de vie au travail des travailleuses et des travailleurs. Les charges de travail s’alourdissent et les divers processus de réorganisation du travail ne visent, trop souvent, qu’à accélérer les cadences. L’accentuation de la morosité dans les milieux de travail n’est pas étrangère à l’augmentation des cas d’épuisement professionnel et de l’absentéisme au travail. Il n’est donc pas étonnant que les coûts de l’assurance salaire aient augmenté de façon significative au cours des dernières années : ils ont atteint 389,6 millions de dollars en 2013.
Plutôt que de s’attaquer aux sources des problèmes, le gouvernement propose de restreindre l’accès à l’assurance salaire, en plus d’en réduire les bénéfices, dont la durée et les prestations. Il voudrait également retirer aux salarié-es absents pour cause d’accident ou de maladie le droit de recevoir leurs prestations lorsque le diagnostic est contesté par l’employeur. Enfin, un employé devrait vider sa banque de congés avant de pouvoir toucher des prestations d’assurance salaire.
Un entêtement idéologique
Les comités patronaux sectoriels refusent de s’attaquer aux enjeux et aux problèmes qui menacent la qualité et l’accessibilité de nos services publics. Plutôt que d’entendre les solutions de milliers de travailleuses et de travailleurs du secteur public, ceux-là même qui détiennent l’expertise, les comités patronaux s’entêtent, de manière idéologique, à tenter de réaliser des économies de bouts de chandelle.
Au lendemain de la plus grande manifestation de l’histoire des fronts communs, les militantes et les militants du secteur public s’apprêtent à perturber l’ensemble des régions du Québec afin de mettre la pression sur le gouvernement pour convenir d’un règlement satisfaisant négocié — et pourraient bien utiliser plus tôt que tard leurs mandats de grève. Un rapport de force que le Front commun prépare minutieusement depuis des mois.
Des files d’autobus — 384 très exactement — de toutes les régions du Québec convergeant vers Montréal. Des dizaines de milliers de protestataires prenant d’assaut le métro pour rejoindre le centre-ville de Montréal. En tout, plus de 150 000 personnes étaient dans la rue le 3 octobre dernier, à l’invitation du Front commun, pour se porter à la défense des services publics et des conditions de travail de celles et ceux qui y œuvrent au quotidien.
Cette forte participation ne surprend pas le président de la FSSS-CSN, Jeff Begley : « En voulant détériorer les conditions dans lesquelles nous exerçons notre travail, le gouvernement vient directement miner notre capacité à offrir des services publics de qualité. Et ça, c’est l’ensemble de la population du Québec qui en souffrirait ». Quelques jours auparavant, la CSN, la CSQ et la FTQ annonçaient avoir obtenu leurs mandats de grève tournante de six jours. Et pas n’importe quels mandats : à plus de 85 % pour la CSN et la FTQ, à 82 % du côté de la CSQ. Au moment d’écrire ces lignes, le SFPQ et l’APTS étaient sur le point de terminer leur exercice de consultation.
« De toute ma vie, je n’ai jamais vu de mandats de grève aussi forts, explique Marjolaine Côté, vice-présidente de la FEESP-CSN. Les assemblées étaient bondées : les gens ont pu non seulement exprimer toute leur colère envers les offres du gouvernement, mais également nous donner les moyens nécessaires pour débloquer nos tables de négociation. »
Il y a plusieurs mois déjà que le Front commun affirme que, compte tenu des offres méprisantes du gouvernement, le recours éventuel à la grève ne pourrait être écarté. « Ce n’est pas une mince affaire que d’obtenir des mandats de grève de la part de centaines de syndicats représentant plus de 400 000 personnes. Nous avons choisi de lancer les discussions le plus tôt possible. Dès le 31 mars, nous étions 2500 militantes et militants de l’ensemble des organisations du Front commun, réunis à Québec, pour débattre du recours à la grève, rappelle Caroline Senneville, présidente de la FNEEQ-CSN. En constatant l’ampleur des mandats, le pari semble avoir porté ses fruits ! »
« Nous devons continuer à augmenter notre rapport de force, souligne le président de la FP-CSN, Michel Tremblay. Tout au long du mois d’octobre, nous appelons les militantes et les militants du Front commun à tenir des actions de perturbation socioéconomique dans l’ensemble des régions du Québec. Et si le gouvernement continue à faire l’autruche et à ignorer notre mécontentement, nous n’aurons d’autre choix que d’utiliser nos mandats de grève. »
Un rapport Godbout-Montmarquette pour gonfler artificiellement le déficit anticipé. Deux budgets seulement pour en arriver à l’équilibre budgétaire et imposer une croissance des dépenses nettement en deçà de celle des besoins. Une loi pour contrôler les effectifs dans l’ensemble des services publics. Une commission, dorénavant permanente, pour revoir l’ensemble des programmes. D’immenses projets de restructuration des réseaux, d’abord en santé, et en éducation avant longtemps. Les négociations actuelles des 540 000 salarié-es du secteur public doivent être remises dans leur contexte : celui d’une recette d’austérité libérale appliquée avec vigueur.
Après la gifle des offres du Conseil du trésor, qui réservaient aux employé-es de l’État un gel salarial de deux ans et des reculs importants à leur régime de retraite, l’insulte allait surgir des dépôts présentés par les comités patronaux de négociation (CPN) aux tables sectorielles des secteurs de la santé et des services sociaux, de l’éducation, de l’enseignement supérieur et des organismes gouvernementaux.
Flexibilité des horaires de travail, disponibilité et mobilité de la main-d’œuvre, optimisation de la gestion des ressources : des concepts qui vont plus loin que l’ensemble des dépôts sectoriels et qui remettent en question des pans entiers des conventions collectives du secteur public. Le gouvernement souhaiterait, entre autres choses, imposer des horaires hebdomadaires sur plus de cinq jours, forcer l’obligation d’accepter un emploi à plus de 50 km du lieu de travail initial, calculer les heures supplémentaires sur la base d’une période de paie plutôt que quotidienne et, pourquoi pas, restreindre les droits syndicaux.
Pour Francine Lévesque, vice-présidente de la CSN et responsable des négociations du secteur public, la volonté du gouvernement libéral de revoir l’ensemble des structures des réseaux publics explique en partie la nature même des demandes des comités patronaux de négociation.
« Pour faciliter la mise en place de ses mégastructures dans le réseau de la santé — et celles annoncées pour le secteur de l’éducation — le gouvernement cherche à charcuter de nombreuses balises de nos conventions collectives. Pour les libéraux, les employeurs devraient pouvoir nous faire travailler quand ils veulent, où ils veulent et comme ils veulent, sans égard à l’expertise et aux façons de faire développées par les intervenants, sans égard à leurs responsabilités familiales. Comme si nous n’étions que des pions interchangeables d’une immense chaîne de montage de prestation de services. Ce sont des dizaines d’années de gains, notamment en matière de conciliation famille-travail, que le gouvernement veut aujourd’hui anéantir. Tout cela au gré des ministres du jour et de leurs sempiternels désirs de chambarder nos réseaux chaque dix ans. »
Réduire la taille de l’État
Professeur au Département de relations industrielles de l’Université Laval, Jean-Noël Grenier suit de près le bras de fer entre le gouvernement et les salarié-es du secteur public. « Nous sommes devant un gouvernement très idéologique, très loin des réalités des milieux de travail. Quand on met en relation les négociations actuelles avec les travaux de la Commission Godbout sur la fiscalité et de la Commission Robillard sur la révision des programmes, on constate que le gouvernement veut un État plus petit, plus “moderne”, avec moins de services à la population. C’est dans ce contexte que se déroule la négo, dans un contexte de compressions budgétaires et de réorganisation du travail et de la prestation des services. »
Pour Jean-Noël Grenier, l’idéologie préconisée par les libéraux prend racine dans la vision anglo-saxonne des services publics, telle que développée par l’Angleterre de Margaret Thatcher. « Les libéraux veulent un modèle de flexibilité de la main-d’œuvre qui transfère les risques économiques sur les salarié-es. On tente d’avoir plus de personnes sur appel ou à temps partiel, sans heures garanties. On veut de plus en plus de sous-traitance et de recours à des agences de placement, une position où le gouvernement a beaucoup moins de responsabilités.
« Le problème, c’est qu’on développe un modèle “noyau-périphérie”. Un noyau stable pour quelques personnes et une périphérie où les salarié-es, fortement précaires, livrent des services dans des conditions de travail nettement inférieures. »
Francine Lévesque confirme cette tendance : « De plus en plus, on constate dans le réseau de la santé que les employeurs veulent se limiter à gérer les soins. Tout ce qu’ils considèrent comme étant accessoire, tels les services alimentaires ou les buanderies, serait envoyé à la sous-traitance, avec les résultats qu’on connaît : augmentation des coûts pour l’État, dégradation des conditions de travail pour les salarié-es. »
Voilà pourquoi le Front commun a déposé, tant à la table centrale qu’aux tables sectorielles de négociation, un ensemble de demandes visant à améliorer l’organisation du travail et qui entraîneraient des économies d’échelle pour l’État. Parmi celles-ci, une demande visant à réduire le recours au secteur privé, que ce soit par le truchement de la sous-traitance ou des agences de placement.
« Nous avons fait la démonstration au Conseil du trésor que le gouvernement pourrait économiser des millions en rapatriant au secteur public un ensemble d’opérations de plus en plus confiées au secteur privé. Jusqu’à maintenant, nous n’avons reçu aucune réponse, aucune, de la part du gouvernement. Ce qui confirme pour nous le biais idéologique de ces négociations : en ignorant de telles économies, le gouvernement démontre que ce n’est pas tant le retour à l’équilibre budgétaire qu’il recherche, mais d’abord et avant tout une diminution de la taille de l’État et de l’offre de services publics. »
Les demandes du Front commun visant à protéger l’autonomie professionnelle des salarié-es des services publics sont tout autant restées lettre morte, souligne Francine Lévesque. Alors qu’au cours des dernières années la proportion du nombre de cadres a crû beaucoup plus rapidement que celle du nombre de salarié-es, les travailleuses et les travailleurs du secteur public sont de plus en plus nombreux à dénoncer les pertes de temps entraînées par la multiplication des mesures administratives d’encadrement.
Ce modèle d’organisation du travail, où l’on multiplie les mesures de surveillance, de minutage et les tâches administratives de compilation statistique, représente un réel appauvrissement du travail, selon Jean-Noël Grenier. « C’est un enjeu pour la qualité des emplois et pour la qualité des services publics. Si on vide le travail de son sens, on va avoir des difficultés à livrer des services publics de qualité. Personne ne trouve de motivation dans une job plate. Quand les conditions de réalisation de son travail et le niveau d’engagement et d’identification envers celui-ci ne sont pas au rendez-vous, un employeur fait inévitablement face à des problèmes de prestation de travail. Malheureusement, ça semble être la dernière préoccupation du gouvernement actuel. »
LE SECTEUR PUBLIC EN CHIFFRES
400 000Le Front commun rassemble 400 000 des 540 000 salarié-es de l’État québécois
75 %Des emplois du secteur public sont occupés par des femmes
35 %Des employé-es de l’État sont précaires, sur appel et sans aucune sécurité d’emploi
48 %Seulement 48 % des salarié-es du secteur public occupent un emploi régulier à temps complet
0 %Le gouvernement libéral impose un gel salarial de deux ans à ses employé-es
40 % Les demandes du gouvernement pourraient entraîner une diminution des rentes des retraité-es allant jusqu’à 40 %
En juin 1985, une retraitée du nom de Solange Denis apostrophe le premier ministre conservateur, Brian Mulroney, à la suite de sa décision de désindexer les pensions de vieillesse. « Tu nous as menti », lui lance-t-elle devant des journalistes à Ottawa. « T’es venu chercher notre vote, pis, bye bye, Charlie Brown. » Ces propos ont créé une telle onde de choc que Brian Mulroney a dû faire marche arrière et annuler la désindexation pourtant prévue dans son premier budget.
Autres temps, autres mœurs : en mars 2012, les conservateurs majoritaires de Stephen Harper ont repoussé l’âge d’admissibilité à la retraite à 67 ans, limitant ainsi le régime universel de pension déjà largement insuffisant. Malgré une forte opposition, les dispositions du régime mis en place en 1951 ont été modifiées. Les nouvelles mesures s’appliqueront progressivement à partir de 2023 jusqu’à son entrée en vigueur complète en 2029. Dès lors, les Canadiennes et les Canadiens devront patienter deux ans avant de se prévaloir de la pension de la sécurité de la vieillesse (PSV) et du supplément de revenu garanti (SRG), pour les plus pauvres d’entre eux. Pour les personnes nées avant le 31 mars 1958, aucune perte. C’est pour les autres que l’histoire se complique.
Le gouvernement a invoqué les effets du vieillissement de la population sur les finances publiques pour justifier sa réforme, soit la hausse du nombre de retraité-es, mais aussi l’augmentation de l’espérance de vie. Selon les données du Directeur parlementaire du budget sur la viabilité financière du gouvernement et les prestations aux aîné-es, les coûts du régime devraient passer en 2012 de 2,2 % du PIB (32 milliards) à 3,2 % du PIB (142 milliards) jusqu’en 2031-2032. Cependant, à partir de 2032, ces mêmes coûts vont redescendre à 1,8 % du PIB annuellement. Pourquoi alors cet empressement à réformer le régime canadien, sinon pour imposer davantage de coupes dans l’un des programmes sociaux les plus utiles ?
La pauvreté conjuguée au futur
Ainsi, les personnes nées entre le 1er avril 1958 et le 31 janvier 1962 toucheront leur pension selon une formule qui leur fera perdre progressivement des revenus de retraite sur une base mensuelle. Mais celles nées après le 1er février 1962 perdront deux années de rentes complètes — en plus de devoir travailler ou vivoter jusqu’à 67 ans —, des montants évalués à environ 6500 $ par individu par année, ce qui entraînera une hausse de la pauvreté de 6 à 17 % chez les aîné-es, dont 50 % des plus pauvres perdront 60 % de revenus, selon l’étudeReforming Old Age Security : Effects and Alternatives, menée l’automne dernier par des chercheurs de l’Université Laval et de l’Université du Québec à Montréal.
La même étude montre que cette réforme du programme, en prenant en compte ses répercussions sur les recettes fiscales, aura pour effet de diminuer les dépenses fédérales annuelles de 7,1 milliards de dollars en 2030. Ce sont donc les provinces, dont le Québec, qui devront assumer les coûts — estimés à près de 169 millions de dollars en 2030 — engendrés par le recours accru aux prestations de l’aide sociale pour compenser la perte du PSV. L’étude conclut que les femmes seront les grandes perdantes, leurs revenus étant généralement 40 % inférieurs à ceux des hommes.
En reportant l’âge de la retraite, le gouvernement Harper s’est nettement engagé dans une voie commune aux gouvernements successifs des dernières années : pelleter ses responsabilités sociales dans la cour des individus en les appauvrissant davantage. À moins que d’autres, comme Solange Denis il y a trente ans, décident de faire renverser la vapeur !
Pour en savoir plus :L’assaut contre les retraites, sous la direction de Normand Baillargeon, M Éditeur, 167 pages, avril 2015
La réforme de l’assurance-emploi a été décriée sur toutes les tribunes, parce qu’elle contraint notamment les personnes en perte d’emploi à accepter un travail moins bien rémunéré et plus éloigné de leur domicile, ce qui affecte plusieurs secteurs de l’économie. L’effet qu’elle produit sur les chômeuses a pour sa part à peine été évoqué. Il est pourtant direct et bien réel.
La population active se compose à 47 % de femmes, qui contribuent à 45 % des cotisations d’assurance-emploi. Pourtant, en 2013, seulement 35,5 % des femmes en chômage étaient admissibles à des prestations régulières, tandis que 44,8 % des hommes y avaient droit. « En tenant uniquement compte des prestations régulières, les femmes versent plus d’argent dans la caisse d’assurance-emploi qu’elles n’en perçoivent », souligne Kim Bouchard du Mouvement action chômage de Montréal. Les femmes étant davantage touchées par le travail atypique, il leur est plus difficile de cumuler les heures nécessaires à la perception de prestations. « Au lieu de corriger cette discrimination systémique, le gouvernement conservateur est venu l’aggraver par l’entremise de sa réforme », déplore Kim Bouchard.
Classes de chômeurs : les femmes plus touchées
Les chômeurs sont maintenant divisés en trois catégories de prestataires qui sont soumis à des exigences différentes dans la recherche d’un emploi. « Le gouvernement n’a pas fourni de données pour indiquer dans laquelle de ces catégories se retrouvent les femmes et ne s’est prêté à aucune analyse différenciée selon les sexes », déplore la vice-présidente de la CSN, Véronique De Sève. Or, en raison du travail souvent précaire des femmes, plusieurs risquent d’avoir plus de mal à répondre aux critères de la première catégorie (travailleurs de longue date), entre autres de ne pas avoir atteint le maximum permis de 35 semaines de prestations au cours des cinq dernières années. Comme elles s’occupent davantage de l’éducation des enfants ou de proches malades, elles sont également pénalisées par le critère leur exigeant d’avoir payé au moins 30 % de la cotisation maximale pendant sept des dix dernières années.
Selon Kim Bouchard, les femmes risquent également de devenir plus souvent des prestataires soit occasionnelles, soit fréquentes. Ce dernier statut diminue à six semaines seulement le délai de recherche d’un emploi payé à 80 % du salaire antérieur. Après cette période, elles doivent accepter tout travail payé à 70 % du précédent. « Elles courent ainsi le risque d’être emprisonnées dans des emplois précaires comme le commerce de détail, la restauration, les services de garde ou les soins à domicile et de se retrouver rapidement acculées au salaire minimum », dénonce-t-elle.
La réforme de l’assurance-emploi appauvrit tous les chômeurs, sans exception. Comme c’est le cas avec les politiques d’austérité en général, les femmes en font encore plus cruellement les frais.
Les politiques et les fausses promesses du Parti conservateur ont doublement pénalisé les 7500 membres du Syndicat des agents correctionnels du Canada (UCCO-SACC-CSN). L’organisation trace un bilan très sombre des années qu’a passées au pouvoir le gouvernement Harper.
Depuis 2005, UCCO-SACC-CSN fait des représentations auprès du gouvernement fédéral afin qu’il adopte une loi imposant un prélèvement sanguin automatique lorsqu’une agente ou un agent est exposé au sang d’un détenu. « On veut ainsi éviter que les agents ne contractent des maladies. Sept provinces sur dix ont une législation qui permet ce type d’intervention. Mais après 10 ans de démarches de notre part, le gouvernement Harper refuse toujours de légiférer en la matière », explique le vice-président national d’UCCO-SACC-CSN, Jason Godin.
Les conservateurs ont aussi attaqué directement les agents correctionnels en apportant certains changements au Code du travail. L’amendement à la partie 2 du Code du travail vient modifier la définition de danger. Pour que des agents refusent une affectation, il ne suffit plus qu’il y ait un « danger potentiel », il doit maintenant y avoir un « danger imminent ». En d’autres mots, pour qu’une situation soit considérée aujourd’hui comme dangereuse, l’agent correctionnel doit avoir un couteau sous la gorge !
Le gouvernement Harper a également adopté le projet de loi omnibus C-4 afin de limiter la capacité du syndicat à trouver un mécanisme de règlement en cas d’impasse dans les négociations. Pourtant, dans le passé, UCCO-SACC-CSN a négocié avec succès deux conventions collectives en utilisant la conciliation pour sortir de l’impasse dans des cas spécifiques liés à l’environnement de travail de ses membres. Stephen Harper veut ainsi forcer le syndicat à accepter un arbitrage exécutoire.
Lutte à la criminalité illusoire
Le gouvernement conservateur affirme faire de la lutte au crime sa priorité. Cette politique n’est rien d’autre que de la poudre aux yeux destinée à rassurer les électeurs, selon UCCO-SACC-CSN. « En fait, ce gouvernement ne mène pas une lutte contre le crime, mais bien une lutte contre les agents correctionnels fédéraux », ajoute M. Godin. La plateforme électorale des conservateurs tough on crime ne s’est jamais concrétisée. Au contraire, le gouvernement a plutôt réalisé des compressions de 290 millions de dollars dans les centres de détention au pays pour ensuite ajouter d’autres coupes de 65 millions.
Un bon exemple de ce phénomène est la sentence à vie sans possibilité de libération conditionnelle. La nouvelle loi proposée par les conservateurs ne tient pas la route. Les détenus qui étaient reconnus coupables d’un crime nécessitant un emprisonnement à vie sortaient rarement des pénitenciers sous l’ancien système. Ils écopaient toujours d’une sentence dont la durée était indéterminée. S’ils étaient considérés comme trop dangereux pour sortir, la Commission des libérations conditionnelles rejetait leur demande de libération.
Le gouvernement conservateur a également fait des compressions dans les différents programmes offerts aux prisonniers pour favoriser leur réhabilitation. Ces derniers n’ont plus rien à quoi s’accrocher et accumulent ainsi des frustrations qui se traduisent par des tensions encore plus grandes entre les murs, tensions qui doivent être gérées par les agentes et les agents correctionnels.
On a beaucoup parlé de la fermeture du costumier de Radio-Canada, annoncée en octobre 2014. La dispersion des vêtements de personnages fétiches de notre imaginaire collectif a marqué les esprits. Mais ce n’est que la pointe de l’iceberg.
Radio-Canada, institution de culture, d’information et de création, vacille sur ses bases et peine à réaliser un mandat qu’elle est seule à assurer. Les compressions budgétaires successives du fédéral y sont pour beaucoup. Les dernières en date se sont étalées entre 2012 et 2014 et ont totalisé 115 millions de dollars. Le résultat : plus de 1300 emplois supprimés partout au Canada. C’est la plus récente étape d’un long déclin. En fait, les crédits parlementaires alloués à Radio-Canada/CBC aujourd’hui n’atteignent que 60 % de leur valeur de 1990, selon les données compilées par le groupe Amis de la radiodiffusion canadienne.
Mais au lieu de réclamer un financement adéquat, le conseil d’administration et la haute direction ont décidé de s’accommoder de la situation et de transformer irrémédiablement l’institution.
En juin 2014, ils ont accouché d’un plan, baptiséUn espace pour nous tous, qui prévoit des compressions supplémentaires de 100 millions et la suppression de 1500 autres emplois d’ici 2020. Ils veulent ainsi se créer un coussin financier pour effectuer un virage vers les médias numériques (téléphones mobiles, tablettes, etc.). Près de la moitié de ces 1500 emplois ont déjà été supprimés (392 en octobre 2014 et 318 en avril 2015).
Que nous réserve le plan de Radio-Canada ?
D’abord une baisse du soutien à la culture. Par exemple, les budgets alloués à l’enregistrement de concerts classiques, de spectacles ou de performances d’artistes ont été réduits à presque rien. Résultat : moins de revenus pour les artistes, moins de création.
Deuxième impact : moins d’information régionale accessible à tous. L’automne prochain, la plupart des bulletins de nouvelles télévisés régionaux passeront de 60 à 30 minutes ; au réseau anglais, ils passeront de 90 à 30 minutes. On nous annonce un virage vers les plateformes numériques, mais personne ne sait comment il s’effectuera. Pourtant, une part importante de la population s’informe toujours à la télévision, et bon nombre de gens n’ont pas accès aux plateformes numériques, entre autres en raison des coûts (appareils et abonnement).
Troisièmement, la fin annoncée de la production interne d’émissions dramatiques et de variétés. Déjà, la majorité de ces émissions sont produites par le privé. Mais la Maison de Radio-Canada, à Montréal, recèle encore de vastes studios qui offrent des possibilités uniques au Québec. La direction de Radio-Canada souhaite vendre cet immeuble pour devenir locataire d’un autre immeuble où il n’y aurait plus qu’un seul studio (au lieu des 12 actuels). Deux des trois consortiums qui avaient été retenus pour ce projet immobilier se sont retirés et la proposition du troisième n’a pas été retenue. Malgré cela, Radio-Canada n’a pas renoncé à se départir de la production télévisuelle.
Enfin, de nombreux services en soutien à la production sont réduits ou supprimés : moins de documentalistes, fermeture des ateliers de décors et de costumes, moins de personnel pour l’archivage des émissions, moins d’accès aux services de la bibliothèque, moins de services techniques (prise de son, mixage sonore, montage), etc.
Tout cela se produit pendant que le monde des médias est en plein bouleversement. Les modèles d’affaires sont à revoir, car tous les médias doivent s’adapter aux nouvelles façons dont le public les consulte. Dans ce contexte, nous avons besoin d’un producteur et diffuseur public solide, soutenu par l’ensemble de la société. Cela doit être un enjeu de la prochaine campagne électorale fédérale.
Du point de vue du droit du travail, cette idéologie chamboule les rapports de force entre patronat et travailleurs, affectant même des acquis de longue date.
Il est difficile de faire une recension rigoureuse de toutes les attaques du gouvernement Harper contre le mouvement syndical. Depuis 2011, les manœuvres tentant d’affaiblir les syndicats du Canada ont été si nombreuses et insidieuses, qu’un portrait fidèle est presque impossible à tracer. Selon Gilles Trudeau, professeur en droit du travail à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, les différents projets de loi omnibus ont été truffés de mesures portant atteinte aux syndicats, sans que l’information sorte au grand jour. « Je ne suis pas en mesure de brosser un tableau complet de toutes les actions dans les dernières années qui ont visé directement ou indirectement le mouvement syndical, explique le professeur. Certaines passent inaperçues aux yeux du public, car elles sont incluses dans de gros projets de loi qui font passer un paquet de mesures en même temps. Mais pour moi, il ne fait pas de doute que ce gouvernement a une attitude peu sympathique envers les syndicats. »
Dangereux projets de loi
M. Trudeau cite cependant quelques exemples concrets des tentatives de manipulation du gouvernement. « Le projet de loi d’initiative parlementaire C-377 a particulièrement attiré mon attention », affirme-t-il.
Ce projet de loi, proposé par le député conservateur d’arrière-ban de Colombie-Britannique, Russ Hiebert, a en effet mobilisé le mouvement syndical. En modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu, C-377 viendrait forcer les organisations syndicales, même celles sous compétence provinciale, à dévoiler leurs états financiers et leurs dépenses, et indirectement, leurs stratégies futures. Si le projet de loi est adopté, les informations financières de tous les syndicats, ainsi que des renseignements personnels sur les membres et les comités exécutifs, seront diffusées sur le site Internet de l’Agence du revenu du Canada.
« Ce projet de loi me paraît inusité, ajoute Gilles Trudeau. Pour moi, c’est manifestement une tentative de contrôle qui pourrait avoir des impacts majeurs sur l’organisation même d’un syndicat. De plus, cela dépasse largement les compétences du fédéral. »
Après avoir été lourdement amendé au Sénat (par des sénateurs conservateurs), le projet de loi C-377 est retourné en chambre. Au moment d’écrire ces lignes, le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles tenait des audiences à propos de ce projet de loi dans sa nouvelle version amendée.
L’avocat en droit du travail Stéphane Lacoste est aussi convaincu que l’idéologie conservatrice est hostile aux rassemblements de travailleurs. « Les conservateurs prônent un conservatisme très inspiré des États-Unis, très marqué contre la négociation collective », dit Me Lacoste. Pour cet expert juridique des choses syndicales, c’est un autre projet de loi, le C-525, qui fera le plus mal.
En modifiant la Loi sur les relations de travail au Parlement, la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et le Code canadien du travail, ce projet de loi d’initiative parlementaire impose aux syndicats de la fonction publique fédérale une étape de plus au processus d’accréditation. Le projet empêche toute possibilité d’accréditation automatique. Pour permettre l’accréditation d’un syndicat, le total de 50 % + 1 dans le décompte des cartes signées et la collecte des droits d’adhésion (5 $ par personne) ne suffiront plus. Il faudra dorénavant proposer un vote aux membres, sans limite de temps, par la suite. Une étape qui, selon Me Lacoste, ouvre la porte à toutes sortes de tentatives de dissuasion de la part des employeurs. « Démocratiquement, cette loi nuit aux travailleuses et travailleurs qui souhaitent se syndiquer et au processus naturel d’adhésion, dit-il. Quand on provoque un vote, tout devient possible ! Les employeurs peuvent tenter de soudoyer les travailleurs avec des cadeaux, des promesses… »
Alors que les syndicats ignorent ce qu’il adviendra de C-377, les effets néfastes de C-525 se feront bientôt sentir. Le 16 juin, la loi entrera en vigueur.
Lois spéciales tous azimuts
Les deux experts considèrent qu’une autre tendance du gouvernement Harper prouve son mépris pour la négociation collective, une des valeurs essentielles du droit du travail canadien. « Le gouvernement intervient maintenant beaucoup plus rapidement pour mettre fin à des conflits de travail et bloquer des grèves dans les secteurs fédéraux, affirme Gilles Trudeau. Que le gouvernement fasse passer des lois spéciales pour forcer le retour au travail n’est absolument pas nouveau. Mais ce qui est différent avec ce gouvernement, c’est la rapidité avec laquelle on intervient. Ça démontre un mépris manifeste à l’égard du droit de grève. »
Les exemples sont nombreux, dit M. Trudeau. Dans le secteur des postes, du transport aérien, ferroviaire… Parfois, une grève n’est même pas encore votée que l’on force déjà le retour au travail. « Le gouvernement dit qu’il protège les citoyens en garantissant les services essentiels, explique Stéphane Lacoste. Il faudrait s’entendre sur ce qu’est un service essentiel. Est-ce que recevoir le courrier, prendre l’avion est essentiel pour un être humain ? Non. Je crois que ce qu’ils entendent, c’est plutôt protéger l’économie du Canada de potentielles pertes. »
Qu’adviendra-t-il du syndicalisme et de la protection des travailleurs si le Parti conservateur est de nouveau porté au pouvoir, en octobre prochain ? La situation ne fera qu’empirer, croit Stéphane Lacoste. « Ce à quoi l’on s’attend comme prochaine étape, c’est une mesure à la Right to Work, inspirée de ce qui se fait aux États-Unis. Je crois que le gouvernement veut laisser le choix aux syndiqué-es de cotiser ou non à leur syndicat, ce qui affaiblirait énormément les syndicats partout au pays. La loi oblige tout de même les syndicats à défendre les travailleurs, mais si les gens ne paient plus de cotisations, la force syndicale sera considérablement affaiblie. »
Le prétexte C-51
Le 6 mai, le projet de loi « antiterroriste » C-51 a été adopté en chambre. En réaction aux attaques d’Ottawa et de Saint-Jean-sur-Richelieu, survenues en octobre dernier, C-51 permet au Service canadien du renseignement de sécurité de surveiller secrètement les personnes s’adonnant à une « activité qui porte atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou à l’intégrité territoriale du Canada ou à la vie ou à la sécurité de la population du Canada ». De nombreux militants pour la défense de l’environnement, pour les droits autochtones, provenant de groupes anticapitalistes, et bien d’autres, craignent d’être surveillés en vertu de cette loi. La confusion règne, et toute la population peut se retrouver sous la loupe. « L’ampleur des communications de renseignements entre les ministères et organismes fédéraux proposés dans C-51 est sans précédent. Ces nouveaux pouvoirs sont démesurés et les mesures de protection de la vie privée proposées sont nettement insuffisantes », écrivait le Commissaire à la vie privée du Canada, Daniel Therrien, dans une lettre ouverte publiée en mars dernier dansLe Devoir. Pour Karine Péloffy, avocate et directrice générale du Centre québécois du droit de l’environnement, il s’agit d’un prétexte pour imposer certaines mesures strictes, qui ne seraient pas acceptées en contexte normal. « On crée un flou pour des raisons idéologiques et l’on mise sur la peur du terrorisme pour appliquer un plus grand contrôle sur les personnes qui sont “nuisibles” à l’économie canadienne », affirme Mme Péloffy. Ce qu’elle considère comme un grand danger, c’est l’absence dans le projet de loi de dispositifs de contrôle ou de régulation de la surveillance. « Ce qui est dommage, c’est que je crois que les gens seront découragés de s’impliquer, par peur d’être considérés comme des “extrémistes”. Mais, nous ne comptons pas nous laisser intimider », conclut Me Péloffy.
Depuis déjà neuf ans, le gouvernement conservateur s’attaque sans remords aux institutions démocratiques d’un océan à l’autre tout en faisant obstacle aux acteurs de la société civile qui osent lui bloquer le chemin. Sur le plan environnemental, le premier ministre éprouve toutefois des difficultés à contourner la résistance des peuples qui refusent sa vision de l’exploitation pétrolière et qui s’opposent au transport non réglementé des hydrocarbures.
Le 11 avril dernier, plus de 25 000 personnes ont pris d’assaut les rues de Québec pour se porter à la défense de l’environnement et pour s’opposer au programme de Stephen Harper et de ses amis de l’industrie pétrolière. Les manifestants ont enjoint les élu-es canadiens à mettre en place des politiques favorisant la réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES) pour respecter les objectifs établis en 2009 lors du Sommet COP15 de Copenhague. Cette marche s’est ajoutée à une vague de contestations des politiques d’exploitation hypercapitalistes du gouvernement Harper.
« Coule pas chez nous »
Malgré sa réélection en 2011 et l’obtention de son premier gouvernement majoritaire, le premier ministre n’arrive pas à mettre en œuvre le développement d’oléoducs pour faciliter la commercialisation du pétrole des sables bitumineux de l’Alberta. La construction de l’oléoduc Keystone XL, projet chouchou du gouvernement, a été mise sur la glace grâce à la pression de mouvements citoyens provenant des deux côtés du 49e parallèle. L’oléoduc Northern Gateway a connu un sort semblable en 2014 face à une forte résistance des peuples autochtones de la Colombie-Britannique. Au Québec, le projet Énergie Est a récemment été reporté au moins jusqu’en 2020 après que TransCanada ait plié sous les cris des citoyennes et des citoyens qui s’opposaient à la construction d’un port méthanier en plein cœur d’une pouponnière de bélugas.
Pour Melina Laboucan-Massimo, membre de la Première nation des Cris du Lubicon et responsable de la campagne Halte aux sables bitumineux pour Greenpeace, il s’agit d’importantes victoires qui méritent d’être célébrées. « Il y a dix ans, ces conversations ne faisaient pas partie du débat public. Mais la population commence à comprendre l’urgence de la situation et à se rallier aux cris d’alarme des groupes autochtones et environnementalistes. »
Tout n’est pas joué
Selon le dernier rapport de la commissaire à l’environnement et au développement durable du Canada, le gouvernement s’écarte de ses obligations internationales de réduction de GES. Il s’est également attaqué au ministère de l’Environnement en lui imposant d’importantes compressions financières ainsi que l’abolition de quelque 300 postes, principalement de scientifiques. Les conservateurs ont éliminé la protection de la majorité des cours d’eau canadiens : des 2,5 millions de lacs et de rivières protégés, il en reste tout juste 159 qui le sont conformément aux lois fédérales.
« C’est une attaque aux droits ancestraux et aux droits issus des traités. Nos communautés sont les plus frappées par ce racisme environnemental parce qu’elles sont les plus près de l’extraction néocoloniale des ressources naturelles. Plus personne ne peut pratiquer la médecine traditionnelle parce que tout est contaminé : l’eau, le sol, les plantes. Nos jeunes comme nos vieux sont en train de mourir de cancers qu’on n’a jamais connus auparavant », dénonce Mme Laboucan-Massimo.
La lutte pour préserver l’environnement devra maintenant faire face à la criminalisation de la dissidence avec l’adoption du projet de loi C-51, mais « malgré l’adoption de cette loi orwellienne, nous devons continuer à nous battre. Le Canada doit assurer la transition vers les énergies renouvelables et la création d’emplois verts » , conclut Melina Laboucan-Massimo.
Déjà confrontés à un retard de rémunération globale de 7,6 % par rapport à l’ensemble des salarié-es québécois, les travailleuses et les travailleurs du secteur public se voient proposer un gel salarial de deux ans et des modifications importantes au RREGOP qui retarderont leur admissibilité à la retraite et diminueront leur rente.
« L’austérité libérale semble s’acharner sur les femmes. Aux multiples compressions annoncées s’ajoutent les offres méprisantes du Conseil du trésor aux travailleuses et travailleurs du secteur public, dont plus de 75 % sont des femmes : un appauvrissement important, maintenant et à la retraite », soutient Francine Lévesque, vice-présidente de la CSN.
Au cours des 25 dernières années, les effectifs dans le secteur public se sont féminisés. Selon les chiffres fournis par le Conseil du trésor, les emplois du réseau de l’éducation étaient occupés à près de 63 % par des femmes en 1990 alors qu’aujourd’hui ce chiffre tourne autour de 73 %. La tendance est la même en santé, avec une augmentation de l’effectif féminin de plus de 5 % entre 1990 et 2012, pour atteindre aujourd’hui 81 %.
Avec ces données sans équivoque sur la place qu’occupent les femmes dans les réseaux publics, Francine Lévesque s’interroge sur les motivations actuelles des libéraux dans le cadre de la négociation en cours. « L’État est le plus gros employeur du Québec. Ne devrait-il pas montrer l’exemple ? Que dit le gouvernement à toutes ces femmes qui choisissent d’enseigner, de prendre soin des citoyens, de travailler auprès des plus démunis ? Et quel message envoie-t-il à l’ensemble de la population québécoise en dévalorisant ces métiers traditionnellement féminins ? »
Secteur public et vie familiale : incompatible ?
À l’automne 2014, des discussions sur l’importance de favoriser l’implantation de nouvelles mesures de conciliation travail-famille-études se sont tenues dans les assemblées des syndicats et dans les instances des organisations qui composent le Front commun. Ainsi, une des revendications syndicales déposées au Conseil du trésor le 30 octobre 2014 l’appelait à mandater les parties patronales nationales (CPN) à mettre en application les solutions concrètes identifiées sur le plan sectoriel concernant la conciliation travail-famille-études et à dégager les ressources nécessaires pour la mise en application de ces solutions.
Un an plus tard, le Conseil du trésor n’a toujours pas répondu à la demande formulée par le Front commun. Toutefois, dans les projets déposés aux tables sectorielles, plusieurs revendications patronales viennent clairement indiquer que la conciliation travail-famille-études ne fait pas partie des préoccupations du gouvernement.
Dans le réseau de l’éducation, le constat est déjà inquiétant. Pour Susie-Anne Lecavalier, secrétaire administrative au cégep du Vieux-Montréal et secrétaire générale du syndicat, les conditions de travail du secteur public qui favorisaient l’accès des femmes à l’emploi se détériorent à une vitesse folle. « Dans certains départements de notre collège, l’augmentation de la charge est bien réelle. Par exemple, à l’encadrement scolaire, un poste a été aboli, une employée est partie à la retraite et une autre a obtenu un poste ailleurs dans le collège. Ces trois salariées n’ont pas été remplacées, si bien que les agentes de bureau toujours à l’emploi de ce département ont vu leur tâche s’alourdir considérablement. Le stress qui accompagne ce surcroît de travail touche tous les membres du personnel, mais il est évident que, lorsqu’en raison d’obligations familiales on ne peut allonger nos heures de boulot, ce stress devient encore plus difficile à gérer. »
Parmi les demandes patronales adressées au personnel de soutien des cégeps, plusieurs attaquent de plein fouet la sécurité d’emploi et augmentent considérablement la précarité des travailleuses et des travailleurs. « Il est évident qu’en tant que mère de famille, je cherche une certaine stabilité d’emploi. Avec ce qui est sur la table présentement, je pourrais désormais voir mon poste aboli en milieu d’année. Et si on ne peut me replacer à l’intérieur de mon établissement, on pourrait m’obliger à accepter un emploi à 200 km de chez moi », ajoute Susie-Anne Lecavalier. La situation est tout aussi préoccupante dans le réseau de la santé et des services sociaux. Plusieurs demandes viennent mettre de sérieux bâtons dans les roues de la conciliation travail-famille-études. Une de celles-ci ouvre la porte à l’instauration d’horaires atypiques, sans entente préalable avec le syndicat, ce qui pourrait entraîner l’imposition d’une plage horaire de 12 heures consécutives.
Caroline Huard, préposée au service alimentaire à l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal, témoigne de l’inquiétude que suscitent ces demandes, particulièrement auprès de celles et ceux qui ont des enfants à charge. « Lorsqu’on entre dans le réseau, on travaille souvent sur des quarts de travail de nuit. Ça a été mon cas il y a 15 ans, lorsque j’ai commencé à travailler à l’hôpital. Comme mère seule, ce n’était pas simple d’organiser mon horaire, mais j’y suis arrivée. Par contre, avec la proposition sur la table actuellement, qui ferait en sorte que l’horaire pourrait sans cesse être modifié, il deviendra très difficile de mener de front vie de famille et vie professionnelle dans le secteur public. »
Toujours à la table sectorielle de la santé, la demande sur la mobilité de la main-d’œuvre, qui est sensiblement la même que celle qu’on trouve dans le cahier patronal des collèges, inquiète également les salarié-es. « Se faire imposer un lieu de travail à 100-150 km de son domicile, c’est insensé ! Cela signifie qu’il faudra lever les enfants à 5 h du matin pour les faire déjeuner… Et qui s’occupera d’eux avant l’ouverture et après la fermeture du service de garde, quand les parents devront faire deux heures de voiture pour aller au travail et en revenir », se demande Caroline Huard.
Ces mesures proposées par les comités patronaux forceront les parents, particulièrement ceux en situation de monoparentalité, à choisir entre un emploi dans le secteur public et une vie de famille.
La négociation : un moment charnière
Pour Susie-Anne Lecavalier et Caroline Huard, comme pour l’ensemble des travailleuses du secteur public, cette négociation est cruciale. C’est le moment d’exiger plus de respect et une valorisation du travail des centaines de milliers de femmes qui se dévouent au quotidien pour offrir des services de qualité. D’ici 2020, le secteur public vivra le plus important renouvellement de main-d’œuvre de son histoire. Afin de relever ce défi colossal, le Québec aura besoin de toutes les forces en présence. Le gouvernement doit mettre fin à la discrimination et s’assurer dès maintenant d’offrir des conditions salariales et de travail décentes pour toutes et tous.