Pénurie et rareté de main-d’œuvre

Des solutions syndicales s’imposent

Le constat est amer, sans précédent. L’heure est à la concertation, mais ce n’est pas nécessairement des employeurs que viendront les solutions miracles.

Par Denis Guénette

On voyait la crise venir. Aujourd’hui, elle est là, bien installée et pour longtemps. Les problèmes de pénurie et de rareté de main-d’œuvre qui frappent durement la plupart des milieux de travail sont le résultat du vieillissement de la population, des départs massifs à la retraite et d’une conjoncture économique plutôt bonne.

Réunis les 26 et 27 février dernier au Palais des congrès de Montréal, militantes et militants de la CSN, dirigeantes et dirigeants des centrales syndicales, spécialistes de l’emploi et représentantes et représentants patronaux et gouvernementaux ont cherché et partagé ensemble des solutions à cette crise sans précédent.

Avec un taux d’emploi record et un niveau de chômage qui atteint un creux historique, le Québec manque cruellement de main-d’œuvre. « Il y a en ce moment au Québec 118 000 postes vacants dans tous les domaines d’activité, en particulier dans les secteurs du tourisme, de l’hébergement, du commerce de détail et de la santé. Pour les entreprises, c’est un vrai casse-tête, mais pour les chercheurs d’emplois, c’est une bonne nouvelle. Le rapport de force s’est inversé : ce sont maintenant les travailleuses et les travailleurs qui choisissent leur employeur. Et c’est loin d’être terminé, car d’ici dix ans, 1,4 million d’emplois seront à combler au Québec. C’est du jamais vu », a expliqué Roger Tremblay, sous-ministre responsable d’Emploi-Québec, à l’occasion du Forum CSN sur la pénurie et la rareté de main-d’œuvre.

La rareté de main-d’œuvre : une crise sociale
La rareté de main-d’œuvre est un phénomène complexe et ses conséquences sur le monde du travail ressemblent à un tsunami, nous dit Jean Lortie, secrétaire général de la CSN. « Pendant quarante ans, on a revendiqué le plein emploi au Québec. Aujourd’hui, on y est et cela se traduit par une crise sociale importante. On réalise que nos conventions collectives ne sont pas adaptées à cette réalité-là. On découvre que les valeurs des jeunes générations face au travail ont profondément changé ; le travail n’est plus leur priorité, la conciliation travail-famille arrivant loin devant. On constate que les plus anciens aimeraient rester au travail, mais pas avec les mêmes conditions. La crise de la main-d’œuvre nous force aussi à revoir toute la question de l’immigration, de la formation en entreprise ou de la formation générale. »

Le constat est amer, sans précédent. L’heure est à la concertation, mais ce n’est pas nécessairement des employeurs que viendront les solutions miracles, nous dit Jean Lortie. « Bien des employeurs sont mal pris, ils ne l’ont pas vu venir et sont en état de choc. Plusieurs commencent à réaliser que leurs critères d’embauche sont souvent trop élevés. Il manque de monde, des restaurants ferment trois soirs par semaine, des entreprises fonctionnent au ralenti et perdent des contrats. Tout ça affecte la croissance économique. En même temps, cette crise force les employeurs à être plus créatifs et surtout à réaliser que leur main-d’œuvre est précieuse, qu’ils doivent en prendre soin et qu’ils ne peuvent pas s’en débarrasser comme auparavant. »

Certains employeurs l’ont bien compris, mais pas tous, loin de là. Selon Julien Laflamme, économiste à la CSN, « ce sont les travailleuses et les travailleurs en emploi qui en font les frais : intensification de la cadence et de la charge de travail, non-remplacement des absences, impossibilité d’obtenir des congés, manque de soutien et de moyens, hausse des problèmes physiques et psychologiques ». Il constate aussi qu’à travers le Québec, « malgré une croissance économique continue, les salaires n’ont pratiquement pas augmenté ces dernières années. La durée moyenne des vacances a diminué et les congés personnels stagnent ». En un mot, la classe moyenne tire de l’arrière.

Des solutions qui vont au-delà des salaires
Actuellement, 60 % des 118 000 postes vacants au Québec requièrent très peu de formation ou d’années d’expérience. Ce sont souvent des emplois moins bien rémunérés qui offrent des conditions de travail peu alléchantes. Pour attirer et retenir les travailleurs, il faut agir sur plusieurs fronts, notamment en augmentant le salaire minimum à 15 $ l’heure. La CSN en a fait une priorité, nous rappelle son président Jacques Létourneau. « Le salaire minimum à 15 $ va avoir un effet sur les autres travailleuses et travailleurs. Le boulanger qui gagne 20 $ l’heure va vouloir en gagner 22. Ça va avoir un effet domino et c’est exactement ça qu’on veut ». L’économiste Julien Laflamme ajoute que les solutions reposent aussi sur la formation de base et en emploi, sur l’alphabétisation et sur la conciliation travail-famille-études. « On doit également s’attaquer à la pénibilité du travail et à l’organisation du travail, tout en investissant dans les innovations technologiques. »

La revalorisation des métiers et de toute la formation professionnelle fait aussi partie de la solution. Le Québec manque de soudeurs, d’électriciens et de travailleurs manuels dans une foule de domaines. Il faut améliorer les conditions des stagiaires et mieux adapter la formation générale aux besoins du marché du travail, sans oublier que ceux-ci peuvent changer rapidement. Pour retenir les travailleuses et travailleurs d’expérience ou attirer les retraité-es, il faut modifier la fiscalité et offrir des horaires flexibles.

Travailleurs immigrants : comment leur faire une place
On sait qu’il y aura 1,4 million de postes à combler d’ici 10 ans au Québec. Selon Emploi-Québec, la moitié de ces postes seront pourvus par les jeunes actuellement aux études. On compte aussi sur les travailleuses et travailleurs expérimentés, les retraité-es et celles et ceux qui sont aujourd’hui absents du milieu du travail. Les travailleuses et les travailleurs issus de l’immigration viendront combler, à eux seuls, 22 % des besoins de main-d’œuvre.

Le monde du travail constate néanmoins qu’il faudra en faire davantage pour les accueillir, les soutenir, les former et, surtout, les garder en emploi, nous dit Julie Marquis, conseillère syndicale au Service des relations du travail de la CSN. « Comme mouvement, nous devons favoriser l’intégration syndicale, mettre en place des formes de parrainage, encourager la francisation et aborder les questions liées aux différences culturelles ». Elle rappelle qu’au Québec, « un homme immigrant gagne en moyenne 7000 $ de moins qu’un non-immigrant et cela, même si les travailleurs étrangers sont souvent plus scolarisés. »

Chez les minorités ethnoculturelles racisées, dont les personnes sont régulièrement victimes de racisme et de discrimination à l’embauche, le taux de chômage est très élevé. « Les syndicats ont un rôle essentiel à jouer, un rôle d’accompagnement, affirme Jacques Létourneau. Nous ne pouvons pas laisser les employeurs profiter de la situation et niveler par le bas les conditions de travail. »

Le défi est aussi d’attirer les travailleurs immigrants en région, là où les besoins de main-d’œuvre sont très importants, selon Stéphane Forget, président-directeur général de la Fédération des chambres de commerce du Québec. « On constate que 86 % des immigrants s’installent dans la grande région de Montréal, alors que 55 % des postes à combler se trouvent à l’extérieur de Montréal. »

Pour Audrey Murray, présidente de la Commission des partenaires du marché du travail (CPMT), « le dialogue social est essentiel si on veut inciter les travailleurs immigrants à s’installer en région. Les municipalités, les organismes du milieu et le monde du travail doivent travailler ensemble pour créer un milieu de vie accueillant et faciliter leur intégration. »

Des initiatives syndicales
Chez Canam-Structal, une entreprise de Québec spécialisée dans la construction de ponts et de viaducs, l’employeur a tout essayé pour combler la pénurie de main-d’œuvre : l’embauche de travailleurs immigrants, l’achat de robots-soudeurs et le recours aux agences de placement. Des expériences coûteuses et sans lendemain, nous dit Jean-François Veilleux, président du syndicat CSN, qui représente aujourd’hui 280 travailleurs. « L’employeur a compris finalement qu’il fallait qu’on travaille ensemble pour régler les problèmes. Il nous a consultés, on a fait des ateliers et on a travaillé en collaboration. On a de meilleures primes de nuit et on a créé des horaires pour rejoindre les jeunes. L’employeur investit beaucoup dans la formation, on travaille sur l’idée d’une école de formation interne. L’employeur a aussi beaucoup travaillé sur son image pour attirer les travailleurs, et ça marche. On a un boni au recrutement. L’employeur est ouvert et le taux de rétention s’améliore. On a un journal syndical, des t-shirts avec notre logo, des activités et des soupers pour nos syndiqués. Les gars s’identifient au syndicat et à la compagnie. On va recevoir vingt travailleurs colombiens dans les prochains mois et, cette fois, on va mieux les accompagner et les intégrer. »

Chez Bombardier transport de La Pocatière, les départs à la retraite et l’augmentation des contrats de matériel ferroviaire ont provoqué une sérieuse pénurie de soudeurs, qui menaçait à la fois la production et les emplois. Le syndicat et les travailleurs ont donc trouvé eux-mêmes des solutions, nous dit Claude Michaud, président du Syndicat des employés de Bombardier La Pocatière (CSN). « Il nous manquait cinquante soudeurs à un moment donné. La première chose qu’on a faite, c’est de rappeler des soudeurs à la retraite. On a fait des heures supplémentaires sur une base volontaire et les gens ont embarqué. On a aussi convaincu l’employeur de former des travailleurs à l’emploi pour qu’ils puissent effectuer certaines tâches supplémentaires pour pouvoir ajouter deux nouvelles catégories d’emplois de travailleurs qui venaient donner un coup de main aux soudeurs et préparaient les pièces. Les solutions, on les a trouvées en collaboration avec l’employeur. »

À la Commission scolaire des Découvreurs de Québec, le syndicat a trouvé le moyen de forcer l’employeur à s’asseoir et à discuter des problèmes causés par la rareté de main-d’œuvre : surcharge de travail, absentéisme et démissions en cascade. Isabelle Larouche est présidente du Syndicat du personnel de soutien scolaire des Découvreurs (CSN). « Comme syndicat, on a déposé une plainte à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST). Depuis ce temps-là, l’employeur nous parle. On a revu les exigences des emplois pour permettre à nos gens d’avoir accès aux postes vacants. Ce qu’on veut maintenant, c’est remodeler les tâches pour améliorer le fonctionnement et attirer du nouveau monde. »

À l’hôpital Sainte-Justine de Montréal, la rareté de main-d’œuvre se vit tous les jours, nous dit Sophie Leclair, présidente du syndicat CSN qui regroupe 1600 infirmières, infirmières auxiliaires et inhalothérapeutes. « Pour nous, la pénurie de main-d’œuvre, ça signifie une surcharge de travail quasi continuelle. On nous force à faire des heures supplémentaires. On connaît beaucoup d’épuisement et d’absence pour maladie. Environ 10 % de nos travailleuses sont en arrêt de travail. »

Malgré tous ces écueils, le syndicat est parvenu à faire des gains non négligeables, nous dit Sophie Leclair. « Ce qui fonctionne bien chez nous, ce sont les horaires comprimés. On a mis en place des quarts de 12 heures sur une base volontaire, des horaires qui profitent cette année à 250 infirmières. Ça permet de faire du temps complet et de venir moins souvent au bureau ». Le syndicat a créé un comité de fardeau de tâches à l’urgence, où il manquait vraiment du personnel. « Notre rêve, c’est de travailler département par département pour trouver des solutions dans chaque milieu ». Le travail à faire est colossal, mais les travailleuses ne baissent pas les bras. Une bataille à la fois, elles comptent bien trouver des solutions durables à la rareté de main-d’œuvre au sein de leur établissement.

Le vice-président de la Fédération des professionnèles (FP–CSN), Danny Roy, demeure convaincu que la meilleure des solutions pour répondre aux pénuries de personnel du réseau de la santé et des services sociaux est de rehausser les conditions de travail. « Dans la région de Québec, après avoir épuisé le bassin de main-d’œuvre intéressée, l’employeur a dû ratisser les régions environnantes. C’est rendu que le CIUSSS multiplie les démarches en Europe pour attirer des techniciens et des professionnels. Le goût de venir travailler dans le réseau, ça doit se développer dès le milieu scolaire. Mais pour ça, il faut améliorer les conditions de travail, notamment en termes de rémunération et de conciliation famille-travail. »

Quelques consensus

      • S’engager dans la négociation des conditions de travail et des avantages sociaux favorisant l’attraction et la rétention de la main-d’œuvre : revoir les horaires de travail et les mécanismes d’octroi des congés, faciliter la conciliation famille-travail-études et obtenir des emplois stables et à temps complet.
      • Travailler de concert au sein du mouvement CSN — conseils centraux, fédérations et syndicats — pour trouver des solutions régionales à la rareté de main-d’œuvre.
      • Poursuivre la campagne 5-10-15 : le droit de connaître son horaire de travail cinq jours à l’avance ; l’obtention de dix jours de congés payés pour cause de maladie ou de responsabilités familiales ; le rehaussement du salaire minimum à 15 $ l’heure.
      • Développer une vision stratégique de l’emploi : le secrétaire général, Jean Lortie, en a pris l’engagement devant les 600 participants au Forum CSN sur la rareté et la pénurie de main-d’œuvre. « Notre objectif au comité exécutif de la CSN, c’est d’atterrir au prochain congrès avec une stratégie de l’emploi. »

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